dimanche 22 décembre 2013

LES VOIES NEGRO-AFRICAINES DU DEVELOPPEMENT


Parcourant dernièrement la toile à la recherche de quelque trace sur Alphonse Nguvulu Lubundi, une personnalité de premier plan de l'histoire politique de la RDC, quelle ne fut ma surprise de constater qu'il n'y avait strictement rien, ni sur l'homme politique ni sur l'homme de culture. Juste deux lignes faisant état de son appartenance à la Franc-maçonnerie congolaise! J'ai décidé donc de consacrer quelques pages de ce Blog à réparer cet oubli et faire ainsi justice à un homme qui somme toute aura beaucoup contribué  au rayonnement de ce pays qu'il a tant aimé.
Mon propos consistera dans un premier temps à raviver l'image de l'homme de culture qu'il a été, en tentant de restituer les lignes de faîte de sa pensée telle que j'ai appris à la connaître à travers les nombreux entretiens et échanges écrits que je conserve de lui.

Un des thèmes cher à "papa Nguvulu", comme l'appelaient familièrement les Congolais et jusqu'au président Mobutu lui-même (1), c'est celui du développement intégral de l'Afrique. On se souvient encore de l'anathème que l’agronome français René Dumont lança au lendemain des indépendances africaines dans les années 1960 : « L’Afrique noire est mal partie ». Depuis, des dizaines de scientifiques appartenant à différentes disciplines lui ont emboîté le pas, s’efforçant les uns et les autres de cerner les causes profondes qui se trouvent à la base des échecs récurrents rencontrés par toutes les politiques de développement mises en oeuvre en Afrique postcoloniale. In fine, ces savants issus d’un monde et d’un mode de pensée étrangers à l’Afrique n’ont pu proposer que des pistes de solution inspirées des idéologies propres à leur univers culturel qui, toutes, reflètent les valeurs de l’homo oeconomicus. Un demi-siècle après les indépendances, force est de constater que ces diagnostics ainsi que les thérapeutiques proposées ressemblent fort à un cautère sur une jambe de bois : l’Afrique noire semble décidément mal partie.
Pourquoi ? Pourquoi l’Afrique noire ne parvient-elle pas à décoller ? D’où vient le blocage ? En fin de compte, se demandent certains, l’Afrique noire pourra-t-elle partir un jour? 
C’est pour tenter de répondre à ces questions qu'à l'instar d'autres penseurs africains qui ont osé, à la fin du siècle dernier, s’écarter des sentiers battus et rebattus des postulats de la science économique occidentale, Alphonse Nguvulu avait décidé de s’engager lui aussi sur des pistes nouvelles et originales inspirées de méthodes d’investigation s’écartant résolument des schémas classiques. Voici esquissée en quelques lignes trop sommaires nous en convenons, la quintessence de sa pensée dans le domaine crucial des stratégies de développement à l'africaine.


 L’AFRIQUE, BERCEAU DE L’HUMANISME 

Pour Alphonse Nguvulu, il importe, au départ, d'admettre l'axiome ci-après : l’Afrique  est le berceau de l’humanité et donc de l’humanisme. Il s'ensuit, par voie de conséquence, que toutes les valeurs d’ordre social, éthique et spirituel ayant permis à l’homme de résoudre les contradictions groupe-individu, nature-culture, s’élaborèrent en Afrique. D'où l’éclosion sur ce continent sous l’impulsion des valeurs qui sous-tendent encore aujourd’hui la personnalité et l’identité nègres, de la civilisation la plus prodigieuse qu’ait connue l’humanité, à savoir la civilisation égypto-pharaonique. Ces valeurs sont fondamentales pour tout être humain : dès qu’il s’en écarte, le déséquilibre se produit en lui automatiquement… Et à l’instar de toutes les civilisations négro-africaines, la civilisation égypto-pharaonique fut, dans son essence, religieuse, spiritualiste.
Aux hommes de science occidentaux prisonniers des thèses ethnocentristes soutenant que le Noir a toujours évolué en marge de « la civilisation », Nguvulu Lubundi répond en citant Georges Gurvitch : «L’ancienne Egypte (pharaonique) est à considérer comme l’épanouissement total prodigieux des civilisations négro-africaines de l’Afrique noire ». C’est net et clairement exprimé. Toutefois, comme l’évolution de toute société humaine obéit aux lois du déterminisme cyclique de la vie – un des fondements de la pensée nguvulienne -, il ne faudrait pas s’étonner outre mesure qu’après avoir atteint l’apogée dans son évolution historique, l’Afrique noire ait connu une certaine décadence.
Aujourd’hui, après s’être libérée des chaînes du colonialisme oppresseur, exploiteur et aliénant, l’Afrique noire est prête à s’engager dans un nouveau cycle de son histoire, affirme Nguvulu qui fait observer qu’en dépit de toutes les tribulations qu’elles ont connues (dues, selon lui, à des facteurs exogènes), les sociétés traditionnelles négro-africaines continuent de faire preuve de dynamisme sur le plan culturel, d’esprit de créativité et d’ingéniosité qui se reflètent notamment dans la production artisanale : statuaire, vannerie, poterie, voire dans le traitement des métaux, les techniques agricoles, sans oublier le vaste champ de la médecine et de la pharmacopée traditionnelles.
Le même dynamisme s’observe également dans les villes africaines à vocation industrielle où l’on voit des jeunes gens, pour la plupart des simples « bricoleurs » sans titres académiques, prendre des initiatives hardies en matière d’invention, en mettant au point des plans d’invention allant de la calculatrice mécanique au laboratoire le plus complexe en passant par des appareils de télécommunication, de domestication de l’énergie solaire, etc.
Enfin, alors que les eurocentristes avaient, des décennies durant, soutenu avec force que le Noir était incapable d’abstraction pour n’avoir inventé ni la roue ni l’aiguille, en moins d’une génération l’Afrique noire postcoloniale s’est dotée d’une classe d’intellectuels d’un niveau scientifique très élevé parmi lesquels des médecins, des pharmaciens, des ingénieurs civils, des ingénieurs atomistes, des linguistes, des économistes, des biologistes, des agronomes, des mathématiciens, etc., dont certains évoluent avec bonheur dans les sociétés les plus industrialisées du monde. Et si, en dépit de la présence de ces cadres et dirigeants hautement qualifiés, l’Afrique ne « décolle » toujours pas, c’est, explique Nguvulu, simplement parce que, profondément marqués par les valeurs de l’éthique sociale occidentale, ces intellectuels vivent en marge de leurs sociétés, de leurs peuples et se heurtent par conséquent à une forme de résistance larvée organisée par ces derniers à partir de techniques qui leur sont propres, inaccessibles à l’entendement de ces cadres, et la société se trouve bloquée.
Pour Alphonse Nguvulu, ces trois facteurs d’ordre sociologique, bien que ne retenant pas encore l’attention des milieux scientifiques de notre continent, prouvent à suffisance que le Négro-africain possède dans son intuition tous les concepts de base de la science expérimentale et qu’à partir de l’éthique sociale dont il se réclame, celui-ci pourrait mettre en chantier un type de développement qui instaurerait au sein des sociétés africaines modernes équilibre, harmonie et cohésion. La science est-elle l’apanage d’une race ou d’un peuple ? s’interroge avec pertinence le scientifique congolais. N’est-elle pas un patrimoine commun de l’humanité ?


QUEL TYPE DE DEVELOPPEMENT POUR L’AFRIQUE NOIRE ?

L’époque est lointaine certes où théoriciens et praticiens du développement assimilaient celui-ci à une croissance exponentielle. On a pris conscience depuis quelques décennies que la culture constituait une dimension essentielle du développement. Pour autant, tout n’est pas encore dit – loin s’en faut ! – sur ce sujet complexe. Sans prétendre apporter « la » réponse, définitive et absolue, à la question du développement intégral et harmonieux de l’Afrique, Nguvulu Lubundi nous invite, en toute humilité, à mettre un moment de côté nos théories socialo-capitalistes, et à tenter de le suivre sur ce qu’on pourrait appeler les voies négro-africaines du développement.
Depuis des millénaires, nous rappelle ce chercheur, la finalité de toute communauté humaine demeure la même : la survie du groupe, de l’espèce. Cependant, à mesure que des mutations s’opèrent au sein de la société, les moyens pour assurer cette finalité changent, s’adaptent, du fait que les ensembles sociaux deviennent plus complexes.
Toute innovation sociale se réalise dans une société donnée à partir des motivations qui, jaillissant de la structure psychique de ses membres, guident le comportement de ces derniers. Ceux-ci n’atteindront l’objectif visé, à savoir le progrès de la société, qu’en s’appuyant sur les valeurs qui sous-tendent leurs propres personnalité et identité. Car, le phénomène qu’on appelle « progrès », difficile à cerner, ne peut s’accomplir au sein d’une société donnée qu’à partir de la personnalité et de l’identité propres à celle-ci. En effet, le mode de vie d’un peuple est toujours fait des coutumes anciennes adaptées aux circonstances et aux besoins actuels. Et Nguvulu de déplorer non sans ironie : c’est une variable à laquelle malheureusement les « spécialistes », les « diplômés en développement », les « techniciens » et autres « prophètes » du développement n’ont jamais suffisamment prêté attention dans la nouvelle Afrique.
D’où la nécessité, selon lui, de l’institutionnalisation, dans chaque Etat négro-africain, d’un dialogue sincère entre ceux qui incarnent la personnalité et l’identité nègres, dont le comportement continue de s’appuyer sur les valeurs de la civilisation négro-africaine d’essence religieuse, transcendantale, d’une part, et, d’autre part, les « modernistes », détenteurs d’une formation scientifique de haut niveau mais profondément marqués par les valeurs de l’éthique sociale occidentale, source, toujours selon Nguvulu Lubundi, de déséquilibre, de rupture de l’esprit de groupe incarné par l’homo socialis.
Pour le chercheur congolais, les intellectuels et tous les responsables négro-africains devraient observer et faire preuve effectivement d’une attitude logique et conséquente en matière culturelle. Il ne suffirait plus de déclarer à tout moment que l’Afrique a droit à son identité ou authenticité culturelle, mais il faudrait décider, hic et nunc, d’agir et de vivre en conséquence avec détermination et de manière systématique.
L’intellectuel occidental, japonais, chinois, hindous, sud-coréen, arabe, juif, etc. ne se définit-il pas, par rapport à l’autre, à partir de son identité culturelle, de sa rationalité propre ? A partir de quelles bases, donc, l’intellectuel négro-africain affirmerait-il sa personnalité, son identité face à l’ « autre » ? s’interroge une fois de plus Nguvulu.
Ainsi, l’Afrique moderne doit absolument faire recours aux principes de la philosophie et de la civilisation de l’ancienne Egypte, qui était profondément marquée par les valeurs négro-africaines, en vue d’inspirer et conforter ses efforts actuels de renaissance culturelle et de promotion d’une civilisation négro-africaine moderne intégrant les éléments pertinents et significatifs d’autres civilisations et soutenant en même temps la ligne fondamentale de sa tradition.
L’esprit propre à la civilisation découlant du système métaphysique négro-africain est celui de l’homo socialis, révèle le chercheur. Aussi, pour un développement intégral et harmonieux du continent, cet esprit devrait-il guider tous les efforts d’élaboration des principes de vie sociale, économique et spirituelle.
Si une telle synthèse pouvait réussir, ce serait, soutient Nguvulu Lubundi, l’une des plus importantes contributions de l’Afrique noire à l’humanité actuelle à la recherche d’un ordre nouveau capable de régir les relations entre les nations tant sur le plan économique que social et culturel.

LA FEMME, CREATRICE DE CIVILISATION ET SOURCE DE PROSPERITE

Progressant dans sa réflexion sur les conditions du développement intégral et harmonieux de l’Afrique, Nguvulu Lubundi aborde, à ce stade, un sujet qui lui était particulièrement cher et qui constitue la quintessence même de sa pensée, à savoir : le rôle historique que la Femme est appelée à jouer pour que les sociétés africaines s’engagent enfin dans la voie du progrès et de la prospérité pour tous. Ce préalable, insiste-t-il, s’inscrit dans l’économie même des lois d’Harmonie universelle.
Et le chercheur de poursuivre : Chez les Woyo-Kongo, les Kongo, les Tshokwe, les Luba, les Zulu, les Mongo et d’autres peuplades de l’Equateur (une des provinces de la RDC), Dieu, le Grand-Maître de l’Univers, est désigné respectivement sous les vocables suivants : Me-Nza-Mpungu, Nzambi-a-Mpungu, Nzambi-Kalunga, Nzambi-Kabezya-Mpungu, Ndjambi-Karunga, Nza-Komba. Les Fanti et les Ashanti du Ghana ainsi que différentes tribus de la Haute-Guinée utilisent dans ce domaine les termes : Yampouking, Yankkunpung, Onyangkompung. Les termes ou préfixes nza, ndya, yam, yan, onyan désignent, dans différentes langues négro-africaines, la Nature. Par contre, les noms Mpungu, Kalunga, Karunga, Mpung ou Mpouking désignent « l’Etre suprême ». Ainsi, la combinaison des deux vocables se traduirait : « l’Etre suprême qui se manifeste et se déploie dans l’ensemble de sa création sous une forme androgynique, à travers son épouse éternelle la Mère-Nature ».
Dans les mythologies kongo de la création, le premier être humain apparait sous une forme androgynique (homme/femme), soit « nkissi » en woyo-kongo ou « mahungu » dans les dialectes d’autres sous-groupes kongo. D’après les conceptions cosmogoniques woyo-kongo et kongo, pour créer le clan, Dieu, le Grand-Maître de l’Univers, revêtit une forme féminine.
Le chercheur woyo-kongo poursuit : la Mère-Nature est constituée de trois règnes – minéral, végétal et animal. Le processus de gestation, très complexe et de nature mystique, de l’être humain s’effectue dans le sein de la Femme-Dieu – Ntshiento-Nzambi en woyo – pendant une période de neuf mois lunaires au cours de laquelle le fœtus est successivement doté d’éléments à base minérale, végétale, animale et, plus tard, des facultés cérébrales qui, le distinguant de la bête, l’assimile à Me-Nza-Mpungu, le Grand Maître de l’Univers, ordonnateur du monde créé. Ce processus de gestation de l’être pensant est régi par les lois du déterminisme cyclique de la vie, découlant elles-mêmes de l’économie des lois d’Harmonie Universelle.
Ntshiento-Nzambi incarne donc les forces génératrices, conceptrices et fécondantes de la Mère-Nature identifiée à la lune. De même que la Lune est l’épouse du Soleil, de même Ntshiento-Nzambi est l’épouse de la Lune. Il y aurait, selon Nguvulu Lubundi, une correspondance curieuse entre les cycles lunaire et féminin : 28 jours chez l’une et l’autre. Ce phénomène étrange expliquerait le fait que la faculté d’intuition soit plus développée chez la femme que chez l’homme.
Selon le chercheur woyo, l’homme doit donner structure et forme à l’idéal inspiré par Ntshiento-Nzambi. L’œuvre ébauchée par cette dernière doit être complétée par l’homme. Rien d’étonnant dès lors que la femme ait, au cours de l’histoire, assumé, tour à tour, les rôles de chef de clan, de chef de tribu, de reine, d’impératrice, voire de guide religieux (rôle qui lui reste dévolu encore aujourd’hui dans plusieurs sociétés traditionnelles africaines). Tous les grands Etats-Nations précoloniaux (empires du Mali, du Ghana, du Bénin, royaumes de Ngoyo, de Luango, de Kakongo, de Ngola, de Matamba, de la vallée du Zambèze, tshokwé, lunda, luba, etc.) n’ont-ils pas été créés par Tshiento-Nzambi ?s’interroge le chercheur. Pour Nguvulu, Ntshiento-Nzambi est source à la fois de bonheur et de malheur. En Afrique noire, elle incarne l’union du spirituel et du temporel. Elle est l’ombre terrestre de la Grande Mère Cosmique qui crée et régénère le monde.
C’est justement, conclut Nguvulu Lubundi, faute d’avoir pu percer, à partir de la seule « raison raisonnante », les énigmes qui entourent le phénomène de Ntshiento-Nzambi, de l’ « Eternel Féminin », que l’homme occidental s’est lancé dans des entreprises à caractère prométhéen, cultivant un individualisme forcené, parce qu’incapable d’apporter des réponses adéquates aux contradictions groupe-individu, nature-culture. D’où, selon lui, le caractère matérialiste, instable, traumatisant et violent de la civilisation occidentale de type patriarcal incarné par l’homo oeconomicus.

L’AFRIQUE NOIRE PEUT ENFIN PARTIR !

Je me souviens – oui, permettez qu'au terme de ce trop bref survol, je clôture mon propos par une anecdote. Je me souviens donc que, me rendant un matin chez le « Vieux » Nguvulu, que je n’étais pas loin de considérer alors comme mon maître à penser, je trouvai le patriarche plongé dans l’accomplissement de ses dévotions religieuses traditionnelles. Je le vois encore, de la fenêtre du salon où je m’étais installé pour l’attendre, virevoltant aux quatre points cardinaux, les bras enduits de kaolin tendus vers le ciel, psalmodiant des mots incompréhensibles en woyo, sa langue maternelle : en toute simplicité, le « Vieux » vivait ce qu’il disait et disait ce qu’il vivait...
Que conclure de son discours et surtout de la scène à laquelle j’avais par hasard assisté, sinon que le chercheur woyo-kongo nous invite à nous réapproprier notre identité culturelle, mieux : à nous réinitialiser à notre culture traditionnelle. Avant de nous lancer dans la quête d’une hypothétique renaissance africaine, il s’agirait, pour ce penseur exigeant, de retrouver notre véritable identité nègre enfouie dans notre inconscient, prisonnière d’une gangue culturelle aliénante qui nous empêche de voir ce que voient nos frères et soeurs du monde rural qui représentent, selon lui, la véritable personnalité et identité nègres et que nous croyions avoir plantés au bord de la route du progrès.
Il s’agit d’approcher ces derniers, de les écouter à travers un dialogue national institutionnalisé autour de la problématique du développement, en nous appuyant sur la personnalité et l’identité nègres dont ils demeurent, encore aujourd’hui, les dépositaires jaloux. Et, regardant tous dans la même direction, nous verrons enfin – ô miracle ! – notre entendement s’ouvrir à la vraie réalité africaine, qui, seule, devrait constituer le point de départ de la véritable renaissance de l’Afrique. Alors, alors seulement, l’Afrique noire pourra enfin partir!





samedi 30 novembre 2013

LIBERTÉ DE LA PRESSE ET PROTECTION DES JOURNALISTES EN RDC

Avant mon arrivée en France, je n'avais personnellement jamais vécu dans un État de droit digne de ce nom et fonctionnant normalement. En effet, j'ai terminé mes études secondaires en 1965, année où à la suite d'un coup d’État militaire, la RDC a basculé sans transition d'une démocratie encore balbutiante à une des dictatures les plus féroces qu'ait connue l'Afrique postcoloniale. Le nouveau régime durera plus de trente ans, avant d'être remplacé, toujours à la faveur d'un coup d’État, par un pouvoir hybride - mi-civil, mi-militaire - , ayant pour caractéristique majeure d'être en fait un pouvoir d'occupation, puisque dirigé à partir de l'étranger (Rwanda) par un étranger et ses collabos autochtones.

Cette situation est à la base de la distorsion fondamentale qui caractérise la marche et l'évolution de la RDC. De sorte que toutes les institutions et autres activités socio-politiques qui y sont mises en place - élections dites libres et démocratiques, assemblées nationale et provinciales, gouvernements central et provinciaux ainsi que toute l'architecture institutionnelles censée représenter un État de droit -  ne sont qu'une fiction juridique, un simulacre destiné à tromper l'opinion tant nationale  qu'internationale. C'est dans ce paysage institutionnel en trompe-l’œil qu'est naturellement obligée de fonctionner  la presse ainsi que toutes les institutions publiques ou privées qui lui sont rattachées. En conséquence, toute la réalité sociopolitique en RDC est comme dédoublée, vécue au second degré  et devrait par conséquent être appréhendée à deux niveaux, puisque déformée par le prisme d'un dysfonctionnement fondamental.
Je voudrais, pour illustrer mon propos, présenter quelques faits saillants qui démontrent clairement le dysfonctionnement, pour ne pas dire plus, des institutions d'appui à la presse au Bas-Congo, province dans laquelle j'ai œuvré de 2006 à 2012 en tant que responsable de la presse officielle écrite.

Le cas Patrick Palata

J'aimerais d'abord signaler que pendant toute la durée de mon mandat au Bas-Congo (2006-2012), aucune fois je n'ai  vu le gouverneur de province s'inquiéter de ne pas obtenir, année après année et quelle que soit la situation réelle sur terrain, son certificat de virginité en matière de respect de la  liberté de la presse et de protection des journalistes. Et pourtant...

Examinons d'abord le cas de Palata en raison de son caractère emblématique à cet égard. Palata est le nom d'un jeune journaliste congolais qui a été arrêté, interrogé et écroué à la prison centrale de Matadi, avant d'être transféré à la prison de Buluwo au Katanga, où il croupit encore à ce jour. Au motif qu'il était de connivence avec un officier supérieur dissident du pouvoir en place, le général Munene, qui vit actuellement en exil à Brazzaville. Comme preuve, on aurait mis la main sur son carnet d'adresses - qu'est-ce qu'un journaliste sans un carnet d'adresses bien fourni, je vous le demande? - et, ô crime! le nom de cet officier y figurait.

Il convient peut-être d'ajouter que Patrick Palata œuvrait en tant que directeur de programmes dans une chaîne de l'opposition (CCTV) appartenant à l'ex-sénateur congolais Jean-Pierre Bemba actuellement  détenu à la CPI à La Haye. Et qu'il avait pris la détestable habitude de passer régulièrement sur cette chaîne des émissions sur l'illustre prisonnier. De là à vouloir le faire taire - peut-être pas définitivement, mais suffisamment longtemps, en tout cas avant les élections de 2011 - il n'y avait qu'un pas qui fut allègrement franchi...sous le nez et la barbe des responsables de la presse au Bas-Congo (UNPC, JED, etc.) réduits à l'impuissance. Est-ce que RSF a-t-il été informé? Je doute fort, et ce que les institutions nationales d'appui à la presse n'ont pas dénoncé expressément, n'existe pas pour RSF.

 Rébellion au sein de la confrérie

Un autre cas de figure propre à illustrer le dysfonctionnement des organes d'encadrement de la presse en RDC, est bien celui d'une rébellion caractérisée de l'éditeur d'un tabloïd paraissant au Bas-Congo.

Ce tabloïd est notoirement connu pour pratiquer ce qu'on pourrait appeler le gangstérisme médiatique, ou plus vulgairement le chantage habilement monnayé des autorités politico-administratives. Au point que son éditeur est considéré comme un mouton noir au sein de la profession. Mais ce monsieur est un homme influent au sein du microcosme politique du Bas-Congo où, depuis plus de dix ans, il s'arrange toujours pour œuvrer dans les cabinets politiques des différents gouverneurs qui se sont succédé à la tête de cette province. Détenteur des secrets des uns et des autres, il peut ainsi démolir le gouverneur sortant au profit du gouverneur entrant et vice versa. Un petit jeu fort lucratif, s'il faut en croire la rumeur...

En 2007, il s'est, selon son habitude, attaqué au gouverneur sortant, dont il avait été l'éminence grise durant deux mandatures, en portant contre lui des accusations infamantes. Ce dernier porta plainte contre le journaliste auprès de l'UNPC. Jugé et condamné par le tribunal des pairs, l'éditeur fut frappé de suspension pendant une période déterminée et son journal interdit de paraître pour la même période.

Que fit l'éditeur fautif? Vous croyez qu'il obtempéra? Non! Il soudoya un membre du tribunal des pairs. Celui-ci révéla que le président de cette organe de l'UNPC avait été corrompu par l'ancien gouverneur et que par conséquent la sanction prise contre l'éditeur était entachée d'irrégularité. L'éditeur incriminé s'en tira ainsi à bon compte et le journal a continué à paraître sans être inquiété, jetant ainsi le discrédit sur la corporation...  Naturellement, l'UNPC ne s'en porte pas plus mal qu'avant. Ainsi fonctionnent les institutions dans la république bananière...

Des conférences de presse bidons placées sous la protection de JED

J'en viendrai maintenant à parler du gouverneur du Bas-Congo lui-même, pour rappeler le souvenir de deux conférences de presse inoubliables qu'il a tenues à Matadi, l'une en 2010, l'autre en 2011. Deux exemples, ce sera amplement suffisant pour étayer mon propos, puisque de toutes les façons, de conférences de presse, il n'en a organisé que trois durant son mandat de cinq ans...

La première eut lieu dans sa résidence officielle en 2010, si mes souvenirs sont bons. Toute la presse de la province y était conviée. Elle dura environ deux heures. Avant que le gouverneur ne prît la parole, l'assistance fut invitée à visionner pendant près de trois quarts d'heure un film relatant les réalisations du chef de l'exécutif provincial en faveur de la population du Bas-Congo. Vint ensuite l'exposé magistral du gouverneur...sur le même sujet. Celui-ci dura à peu près le même timing, de sorte que lorsque les journalistes furent enfin autorisés à poser leurs questions, il restait très peu de temps et beaucoup d'entre ceux-ci dormaient déjà, assommés par l'avalanche des chiffres et des faits présentés par le film et l'exposé du gouverneur.

Alors que quelques vaillants chevaliers de la plume et du micro s'apprêtaient à poser quand même les questions qui leur tenaient à cœur, le représentant de JED (Journalistes en danger) de l'époque se leva et déclara sur un ton péremptoire : "L'exposé de son Excellence monsieur le gouverneur était tellement clair et convaincant, que tout questionnement s'avère inutile". Silence dans la salle. Mais, un doigt timide se lève quand même. Je n'oublierai jamais la question que posa ce jeunot qui, semble-t-il, venait de l'arrière-pays comme on dit là-bas. "Excellence, demanda-t-il avec une ingénuité désarmante, par quel miracle parvenez-vous à réaliser toutes ces choses?" Re-silence dans la salle. Je crois que le gouverneur lui-même était... désarmé et embarrassé devant tant de candeur. Il bredouilla une réponse.

Beaucoup d'entre nous, surtout les anciens, se sentaient déçus et humiliés. On prit encore deux ou trois questions qui donnaient dans le même registre. A croire que c'était préparé d'avance. Je levai le doigt et posai ma question. Elle avait trait à la gestion du porte-feuille des mines, secteur pour lequel, curieusement, le gouverneur avait créé spécialement un commissariat ayant rang de ministère, en violation de la loi régissant la formation des gouvernements provinciaux. Remous dans la salle. Le gouverneur fit appel à l'expertise du commissaire aux mines. Celui-ci s'empressa de me fixer un rendez "pour avoir toutes les informations dont j'avais besoin".

Le lendemain, je reçus en mon bureau la visite d'un monsieur que je voyais pour la première fois. Il tenait à me féliciter pour "avoir osé poser une vraie question". "Nous suivons tout. Nous savons ce qui se passe", dit-il avant de prendre congé. Je ne l'ai plus jamais revu.

Le deuxième cas du genre eut lieu tout juste avant l'élection présidentielle de novembre 2011. La fièvre électorale frôlait les ultimes degrés du thermomètre dans la province. Le gouverneur décida une fois de plus de convoquer tous les professionnels des médias du Bas-Congo dans la capitale provinciale. Lieu : flat-hôtel Ledya, l'hôtel le plus chic de la place.

En arrivant sur les lieux, je fus frappé par l'atmosphère de kermesse et d'excitation qui y régnait. Tous les sièges étaient envahis par des jeunes voyous - des kuluna comme on dit là-bas -  vêtus aux couleurs du parti présidentiel, le PPRD. Les journalistes, eux, étaient fermement invités à occuper le centre, de sorte que nous étions, au milieu de cette horde bruyante, comme un îlot qu'entourent les flots tumultueux d'une mer agitée. Je compris que ce n'était pas, ce ne serait  pas une conférence de presse, mais, au mieux, un rassemblement politique, au pis, un véritable traquenard pour les journalistes. Le message subliminal était clair. Je jetai un coup d’œil autour de moi : le représentant de JED était là. Cependant, contrairement à la fois passée, il n'était pas au premier rang, mais relégué comme nous tous au milieu de la marée humaine qui nous encerclait. Manifestement mal à l'aise, il semblait afficher un profil bas. Comme quoi, même les collabos les plus fidèles peuvent sentir lorsque certaines limites sont franchies...

Le gouverneur arriva, accompagné de son épouse! A peine assis, il harangua la foule, les journalistes compris, sur le thème de l'attachement du président de la République pour la province du Bas-Congo, attachement attesté par les multiples réalisations présidentielles en faveur de la province, etc. A chaque phrase de l'orateur, les "camarades" du parti manifestaient  leur approbation par des cris, des acclamations et des sifflets.

Le tour des journalistes étant venu de poser des questions, on ne put en poser qu'une seule, mais, cette fois, elle était solide, bien tassée. Nous regardions avec une incrédulité teintée d'admiration ce jeune confrère qui, bravant toute cette théâtralisation destinée à intimider les professionnels des médias, posait tranquillement sa question. Le représentant de JED lui faisait discrètement signe de se taire. Mais c'était trop tard. Le gouverneur s'emporta. Les jeunes voyous du parti présidentiel se mirent à conspuer le journaliste qui dut, sous le regard courroucé du gouverneur, décliner son identité et l'organe qui l'employait. "D'autres questions?", demanda ensuite le gouverneur. Silence. "Plus de question?", insista-t-il en balayant d'un regard menaçant les malheureux journalistes. "Non!", répondit en chœur la foule des badauds. Applaudissements. La séance est levée.

 Le lendemain j'appris que le jeune confrère, qui œuvrait à Radio Bangu, dans le district des Cataractes, était "poursuivi" par les services du gouvernorat - j'ignore par quelles voies et quel fut son sort final. Est-ce que RSF le sait? Mais comment le saurait-il, puisque ce que JED n'a pas dit n'est pas censé avoir eu lieu? Ce que je sais, c'est que cette année-là aussi, comme toutes les années précédentes, le Bas-Congo a été cité comme une province exemplaire en matière de respect de la liberté de la presse et de protection des journalistes en RDC.

Loin de moi l'idée de vouloir discréditer JED et ses dirigeants qui œuvrent dans un  environnement politique difficile, probablement un des plus viciés de la planète. Mais il me revient, au moment où j'écris, que le confrère Patrick Palata continue de croupir dans une cellule de la prison de Buluwo au Katanga. En dépit de la promesse présidentielle de libérer les prisonniers d'opinion.


LE MUSICIEN RAY LEMA LAUREAT DU PRIX CHARLES CROS


Le pianiste-guitariste et chanteur franco-congolais Ray Lema a été proclamé jeudi 21 novembre dernier lauréat du prix Charles Cros pour son dernier album intitulé VSNP (Very Special New Production). Au terme de trente ans de présence sur la scène musicale internationale, ce prix vient à point nommé pour couronner une carrière singulière partie des forêts et savanes du bassin du Congo où Ray Lema s'était, à moins de trente ans, attaqué au projet fou de fédérer plus de trois cents ethnies autour d'un programme unique fait de danses et de musiques, avant de se lancer, début 1980, à la conquête des musiques du monde, catégorie où l'on classe aujourd'hui encore, sans doute par défaut, ce musicien qui défie toute classification.
Né en République démocratique du Congo, Ray Lema a découvert son talent pour la musique au petit séminaire de Mikondo situé dans la périphérie de la mégapole Kinshasa. A l’âge de 13 ans, il s’initie au piano sous la férule d'un prêtre de la congrégation de Scheut, prend plus tard des cours de guitare et abandonne volontairement ses études de chimie à l'Université de Kinshasa, pour suivre son génie.
C'est l'époque où il accompagne quelques géants de la musique congolaise, notamment Léon Bukasa et Grand Kallé, tout en se familiarisant avec les maîtres américains du soul, du jazz, du rock et du funk. De cette époque date le culte qu'il vouera toute sa vie à Jimmy Hendrix et Herbie Hanckoc notamment, au point que dans son dernier opus, qui le campe de plein pied dans le monde du Jazz, une des pièces est dédiée à ce dernier.
Nommé directeur du Ballet national du Zaïre en 1974, il prendra six ans plus tard son envol grâce à la Fondation Rockfeller qui lui offre un séjour d'étude aux Etats-Unis, étape qui marque, pour cet assoiffé de l'alchimie musicale, le début d'une exploration tous azimuts dans ce domaine. En effet, curieux de toutes les musiques, Ray Lema collabore alors et fraie avec les grands de la scène musicale internationale : Steward Copeland (ex-batteur de Police), le professeur Stefanov et son ensemble de voix bulgares, les Tyour Ganoua d’Essaouira, etc. Auteur d’une vingtaine d’albums, tous différents les uns des autres, Ray Lema avait déjà engrangé plusieurs prix, dont un Django d’Or, avant de recevoir le prestigieux prix Charles Cros. Fondée en 1947, au lendemain de la 2ème guerre mondiale, l'Académie Charles Cros a pour mission de défendre la diversité musicale, veiller à la préservation de la mémoire sonore, soutenir la création, le développement des carrières d'artistes, l'esprit d'entreprise ainsi que le courage des éditeurs graphiques et phonographiques . Une fois par an, elle décerne ses Grands Prix du disque. Ainsi, pour ce 66è palmarès, plus d'une vingtaine d'artistes ont été nominés sous diverses thématiques : musique contemporaine, musiques du monde, blues, jazz, etc.
Actuellement, la priorité pour Ray Lema demeure l’enseignement musical en Afrique. A cette fin, il a mis sur pied le projet UMA (Université de musique africaine) pour lequel il organise souvent des ateliers à travers le continent.


dimanche 27 octobre 2013

LE GOUVERNEMENT BRITANIQUE OPPOSE A L'EXPLOITATION DU PETROLE DANS LE PARC DES VIRUNGA

Le gouvernement britannique a décidé de s'opposer à l’exploitation du pétrole dans le parc national des Virunga au Nord-Kivu (Est de la RDC). Dans un communiqué de presse  rendu public jeudi 24 octobre, le Fonds mondial pour la nature (WWF) a salué cette décision salutaire. La position du gouvernement britannique a été exprimée par écrit par le sous-secrétaire d’État pour les Affaires étrangères et du Commonwealth, Mark Simmonds , en réponse à la question d’un membre du parlement... Lire la suite sur Radiookapi.net Voir également à ce sujet

vendredi 25 octobre 2013

BUNDU DIA KONGO : AUTOPSIE D'UN MASSACRE

(Par Médard Lema Kilola, Journaliste et historien).

 "Plus pacifiste qu'un Mukongo tu meurs! "                              
 C'est un officier de la police nationale congolaise chargé de la sécurité au Bas-Congo qui lance cette affirmation teintée d'ironie. Sourires entendus de l'assistance, une demi-douzaine de "camarades" attablés autour d'un verre. Il y a là représentés les quatre grands groupes ethniques du Congo (swahili, luba, ngala et kongo), conformément à la loi sur les partis politiques en RDC. Ils viennent tous de Kinshasa  à l'occasion de la sortie officielle d'un parti politique allié à la  majorité présidentielle."Ben, alors! commente quelqu'un, votre travail doit en être rudement facilité, pas vrai?"                                                                                                                                          "Et comment!" opine le policier. "Quelle que soit la gravité du conflit qui les oppose entre eux, les Bakongo ne recourent jamais à la violence pour régler leurs problèmes. Là où d'autres régleraient l'affaire à coups de machette, ici tout se termine par la palabre avant que la police n'intervienne. Alors, c'est vrai : on ne se foule pas trop!"


Il y a, il faut bien le reconnaître  du vrai dans les propos de ce policier. Il est d'ailleurs de notoriété - et les Bakongo n'en sont pas peu fiers - que tout au long de l'histoire tumultueuse de la jeune nation congolaise, le Bas-Congo est resté à ce jour la seule province à n'avoir pas abrité de conflit armé. "C'est normal : c'est la patrie du prophète Simon Kimbangu", aiment à rappeler les ressortissants de cette province. Cependant, subodorant quelque malice dans cette boutade, je ne peux m'empêcher de penser que si je n'avais été là, ce policier d'origine katangaise aurait carrément parlé de la "poltronnerie" des Bakongo.

En effet, au sein de la mosaïque d'ethnies composant le Congo, le proverbial pacifisme des Bakongo est devenu un sujet à sarcasmes. En retour, il n'est pas rare aujourd'hui de voir des jeunes Bakongo affranchis de la tutelle des traditions  s'insurger contre le comportement de leurs aînés jugé par eux timoré. Ils  estiment à tort ou à raison que celui-ci est en partie à l'origine des discriminations et autres brimades dont leur ethnie est actuellement victime dans l'administration centrale et territoriale, l'enseignement, les entreprises publiques, la police et l'armée.


Un tel malaise règne aujourd'hui dans tout le corps  social kongo qu'un jour, l'ancien président de l'assemblée provinciale du Bas-Congo, Kimasi Matwiku, a déclaré dans une allocution officielle  : "Bundu dia Kongo dit tout haut ce que tous les Bakongo pensent tout bas". Ainsi voilà, en une phrase, cernée toute la problématique de Bundu dia Kongo (BDK) au Bas-Congo.

C'est en effet le sentiment qu'ont les Bakongo d'être les mal-aimés du régime en place en RDC qui a fait le lit de cette organisation politico-religieuse à travers toute la province du Bas-Congo. C'est précisément de ce sentiment qu'elle s'est faite, au fil des ans, le porte-voix, au grand dam de ses adversaires politiques moins courageux ou plus enclins à collaborer avec le pouvoir de Kinshasa.


Le phénomène Bundu dia Kongo 


2006. A mon arrivée à Matadi, capitale de la province du Bas-Congo, le référendum pour l'adoption de la constitution de la IIIè république vient d'avoir lieu. A l'occasion de cette consultation, Bundu dia Kongo avait battu campagne contre l'adoption de la nouvelle loi fondamentale. Il s'était alors pour la première fois de son histoire révélé comme une force politique incontournable sur l'échiquier congolais. Au moment où le Congo s'acheminait vers les premières élections libres et démocratiques de l'après-indépendance, nouvelle donne avait de quoi inquiéter ses adversaires politiques, en particulier les partis de la majorité présidentielle.

C'est à cette occasion que pour la première fois je fus frappé par ce qu'on appelait déjà à l'époque le "phénomène Bundu dia Kongo". Auréolé par la mystique de la renaissance du peuple kongo dont il semble chargé,  ce phénomène transpire notamment dans la ferveur impatiente avec laquelle tous les Bakongo attendent et accueillent  la bonne parole de N'longi a Kongo (1) dispensée au moyen de sa publication  intitulée Kongo Dieto (2).
En reprenant le titre emblématique du tabloïd qui a fait la force de l'Abako (Alliance des Bakongo) à l'époque de l'indépendance du Congo, Ne Muanda Nsemi bat en quelque sorte le rappel des troupes. Par ce titre, il rappelle  aux Bakongo la glorieuse épopée de leur ancien parti qui, au moyen des seules armes de la non-violence, avait combattu le colonialisme belge jusqu'à la victoire finale.

Il apparaissait dès lors de plus en plus clairement qu'il fallait désormais, au cours des joutes électorales qui pointaient à l'horizon, compter, du moins au Bas-Congo, avec cette nouvelle force politique porteuse à la fois des valeurs culturelles et des revendications sociopolitiques des Bakongo.

J'ai personnellement fait la connaissance de Bundu dia Kongo fait religieux au milieu des années 90. Un ami m'avait convaincu d'assister à un culte de ce qui m'avait alors paru comme une secte ngounziste (3), ainsi qu'il en existe plusieurs autres au Bas-Congo. Toutefois, une chose m'avait à cette occasion frappé. Outre le fait qu'il n'y avait que des Bakongo dans l'assistance (le culte était célébré en kikongo), j'ai noté que la grande  majorité des personnalités politiques Kongo y était présente. Cependant, à aucun moment l'idée ne me frôla que je pouvais me trouver là en présence d'une force politique potentielle.

C'est durant mon séjour au Bas-Congo en qualité de directeur provincial de l'Agence Congolaise de Presse (ACP) que je pris conscience de cette réalité sousjacente. Il m'apparut clairement que Bundu dia Kongo n'était pas seulement une congrégation religieuse, mais également un mouvement politique qui s'inscrit dans la droite ligne du messianisme kongo, lequel se présente comme un subtil mélange de spiritualité et de politique (4). Bien structuré, BDK était déjà solidement implanté de Kasa-Ngulu à Muanda,  jusque dans les coins les plus reculés de la province du Bas-Congo, sans oublier des représentations à l'étranger.

Dès que l'on sut que j'étais originaire du Bas-Congo, je fus contacté d'une manière informelle. Un homme appelé Nescot Luneko, qui deviendra plus tard un ami, se mit à me fréquenter et à me ravitailler en nouvelles et publications diverses provenant de ce mouvement. Je me rendis en outre compte que plusieurs parmi mes journalistes ainsi que d'autres jeunes gens qui me fréquentaient à des titres divers étaient soit des makesa (5) soit des sympathisants de Bundu dia Kongo.

Organisation et idéologie de BDK

Ainsi, bien avant les événements tragiques de 2007-2008 où périrent près d'un millier d'hommes et de femmes du Bas-Congo, j'étais déjà acquis aux idéaux de cette organisation et partageais la plupart de ses préoccupations : justice distributive en faveur du peuple congolais en général  et des Bakongo en particulier, large autonomie des provinces, revalorisation des langues et cultures autochtones, etc. Par des contributions financières volontaires, je participais de temps en temps aux différentes actions menées par les responsables locaux. Toutefois, pour des raisons évidentes, je n'avais jamais pris part aux cultes ni fréquenté les zikua (6). Entre-temps, mû par ma curiosité de journaliste et d'historien, je m'étais sans idée préconçue mis à me documenter et à écrire sur ce mouvement.

Je ne prétends pas bien connaître  les rouages de Bundu dia Kongo. Mais, comme dans la plupart des organisations de ce type,  j'ai cru y déceler grosso modo trois structures fondamentales ou cercles. D'abord le cercle tout à fait extérieur qui est le cercle de recrutement, celui du tout-venant et du membre ordinaire qui, selon des critères connus de la seule hiérarchie, peut ou non évoluer vers un autre statut au sein de l'organisation. Vient ensuite le cercle intérieur, qui regroupe les cadres et/ou dirigeants du mouvement et enfin le troisième cercle ou cercle le plus intérieur est constitué des initiés formant l'Intelligence du groupe (7). Je ne saurais dire avec exactitude auxquels des trois cercles appartenait mon ami. Mais, à l'entendre, il était en contact suivi avec Ne Muanda Nsemi à qui il aurait parlé de moi. Je n'ai jamais pu vérifier la véracité de ses dires à ce sujet.

La force de Bundu dia Kongo réside avant tout dans sa forte implantation sur le terrain, tant en milieu rural qu'urbain, où la cellule de base, le zikua, fonctionne de manière relativement autonome. Au plan idéologique, ce mouvement présente beaucoup de similitudes avec la défunte Alliance des Bakongo (Abako) : substrat ethnique, attachement à la terre, promotion de la langue et des valeurs culturelles kongo, rejet de tout ce qui peut se révéler aliénant et/ou nocif par rapport à l'identité kongo, etc. Cet ethnicisme ou nationalisme kongo est à l'origine de l'accusation de xénophobie portée souvent à tort contre BDK.

L'historiographie de BDK fait remonter les origines de ce mouvement au milieu des années 1960. Mais, à ma connaissance, jusque dans les années 80-90, Bundu dia Kongo a évolué surtout comme un fait religieux, sans un programme politique affiché. Jusqu'à la chute de Mobutu en 1996, rien ou presque ne le distinguait de la multitude des sectes religieuses qui pullulaient alors à travers le pays.

Vide politique et montée en puissance de BDK

En 1996, la disparition soudaine de Mobutu de la scène politique congolaise a eu pour conséquence directe l'apparition d'un vide politique que l'AFDL (Alliance des forces de libération du Congo) de Laurent-Désiré Kabila et autres Déogratias Bugera ne parvint jamais à combler. Contesté bientôt à l'Est du pays qui l'avait porté au pouvoir, Laurent-Désiré Kabila n'a jamais pu trouver à l'Ouest, en particulier au Bas-Congo, l'adhésion populaire nécessaire pour donner une base légitime à un pouvoir issu des armes, pire encore avec le concours de troupes étrangères. 

Tenue à l'écart de l'effectivité du pouvoir durant toute la deuxième République, la province du Bas-Congo dut se rendre se rendre à l'évidence: une fois de plus il n'était pas dans les bonnes grâces du nouveau maître du pays. En effet, ce dernier émet, d'entrée de jeu, des signaux alarmants. Du jour au lendemain ceux-ci constatent que deux provinces seulement, quelques symboles de la nation ainsi que le pays lui-même recouvrent sans autre forme de procès leurs anciennes appellations. En effet, le Zaïre redevient le Congo, le Shaba le Katanga, le Haut-Zaïre la province Orientale, le drapeau vert et jaune du défunt parti-Etat cède la place au drapeau bleu frappé de l'étoile d'or et l'hymne de l'Indépendance (Debout congolais) chasse la Zaïroise. Mais, en dépit de la présence au panthéon du nouveau pouvoir de deux Bakongo -  Yerodia Abdoulaye Ndombasi et Mawampanga Muana Nanga pour ne pas les citer - le Bas-Congo demeura désespérément le Bas-Congo. Bien plus, en trois ans d'exercice du pouvoir suprême, le nouvel homme fort du Congo ne mit jamais les pieds dans cette province, l'une des plus riches du pays. Des signes qui ne trompent pas. En tout cas pas les Bakongo qui, aujourd'hui encore, soupirent après la dénomination originelle de leur chère province : le Kongo Central (8).

 Quoi qu'il en soit, les originaires du Kongo Central, qui avaient pourtant payé plus que ceux des autres provinces un lourd tribut au régime dictatorial de Mobutu en termes de discriminations, intimidations, vexations diverses et occultation du rôle déterminant de leurs élites dans la lutte pour l'indépendance du Congo, se sentirent une fois de plus floués et marginalisés sur la scène politique, où les deux bonzes précités ne figuraient manifestement que comme des faire-valoir.
En ne prenant pas en compte toutes ces récriminations que trois générations de Bakongo  eurent à ruminer  pendant des années, le nouveau pouvoir ne fit qu'élargir la brèche par laquelle allait bientôt s'engouffrer Bundu dia Kongo qui, année après année, avait su capitaliser ce malaise en se faisant le porte-parole attitré des revendications du peuple Mukongo. C'est ainsi qu'à partir  du milieu des années 1990, tous les gouverneurs qui ont eu à diriger le Kongo Central trouvèrent BDK sur leur chemin en tant que force politique montante.


 Cette nouvelle force politique devint particulièrement virulente, si l'on ose dire, et commença à peser de tout son poids sur la marche de la province du Kongo central sous le double mandat du gouverneur César Tsasa di Ntumba (1996-2006). Paradoxalement, ce  dernier est tout comme Ne Muanda Nsemi un jeune universitaire kongo mais, à l'inverse de ce dernier, il croit aux vertus  du dialogue comme moyen de  résolution de conflits et collabore activement avec le pouvoir. Il possède une solide expérience d'administrateur acquise dans la territoriale, au Katanga d'abord où il avait fait ses études universitaires, au Kongo Central ensuite. Et si le phénomène BDK a pu durant toutes ces années être contenu dans des limites tolérables pour le pouvoir central, c'est grâce à ses qualités intrinsèques d'administrateur et de médiateur entre la population du Kongo Central et les autorités de Kinshasa.

 En juillet 2006, Tsatsa di Ntumba dut personnellement se rendre à Seke-Banza, une bourgade située à 75 kilomètres de Matadi dans le territoire du même nom,  où venaient d'éclater des échauffourées entre des éléments de la police et des membres de Bundu dia Kongo. Le cortège gouvernoral avait déjà traversé le fleuve Congo, lorsque j'en fus informé. J'ai téléphoné directement au gouverneur, lui demandant instamment de faire partie de la délégation officielle comme d'autres journalistes. Quoique le cortège fût déjà loin, il accepta et me demanda de le rejoindre par mes propres moyens, m'assurant qu'il me rembourserait les frais que j'aurais eu à engager. Et il tint parole. Je dus faire quelques acrobaties pour le rejoindre, car les moyens de transport sont rares sur les routes peu praticables de l'arrière-pays.

J'ai pu ainsi observer à loisir à cette occasion le phénomène BDK sur le terrain. J'ai assisté à toutes les séances de travail que le gouverneur a eues avec les représentants des différents groupes sociaux de ce territoire. Homme de terrain et partisan de la démocratie directe, Tsatsa di Ntumba n'avait pas peur d'affronter ses administrés dans des face à face parfois tendus, à peine encadrés par les forces de l'ordre.
Malgré la fatigue due aux incommodités du voyage, il eut une séance  de travail avec toute la population le jour même de son arrivée et trois autres le lendemain, successivement avec les notables,  la jeunesse et enfin  les membres de BDK. Il  ressort de ces entretiens qu'un profond malaise rongeait le corps social de cette entité rurale devenue depuis quelque temps un des sanctuaires de Bundu dia Kongo.

Sur le plan politico-administratif, on pouvait relever un déficit de leadership, d'une part, et, de l'autre, des abus de pouvoir et des tracasseries commis sur la population par une police locale mal équipée et mal payée. L'administrateur du territoire (AT) était totalement  inefficace. En outre, peu au courant des us et coutumes des Bakongo, qui forment une société très policée, ce dernier s'illustrait, semble-t-il, par un comportement jugé indigne par ses administrés. Les habitants de la cité de Seke-Banza, en particulier,  l'accusaient de "courir" à la nuit tombée derrière les femmes et les jeunes filles se rendant à la source pour puiser de l'eau. Quant aux policiers, ils se livraient sans vergogne à des exactions sur la population qu'ils harcelaient avec toutes sortes de taxes fantaisistes.

Sur le plan social, le chômage battait son plein, les jeunes ayant pour leur part abandonné depuis longtemps le travail des champs devenu peu rentable en raison des difficultés d'évacuation des produits agricoles. Faute  d'autres débouchés sur place, ils se vautraient dans l'oisiveté ou prenaient les chemins aventureux de l'exode vers les centres urbains. Privés en outre de loisirs, beaucoup s'adonnaient à la consommation de drogues, en particulier le cannabis ainsi qu'une nouvelle herbe aux vertus hallucinogènes plus puissantes que celles du chanvre indien, appelée par eux trente-six-oiseaux . Cette situation constituait un terreau favorable à toutes les dérives, dérives que, selon les notables, BDK exploitait avec cynisme, notamment en se substituant aux pouvoirs publics. A la question de savoir ce qu'ils faisaient pour contrer BDK sur ce terrain, les responsables politiques et religieux avouèrent leur impuissance face à la propagande "populiste" de ce mouvement.

Le lendemain, jour fixé pour notre retour à Matadi, j'eus le temps de faire connaissance avec la petite bourgade pour constater que celle-ci disposait d'un grand nombre d'infrastructures. Notamment d'anciens magasins en matériaux durables  abandonnés par les commerçants  portugais dans les années 70 à la suite de l'opération de "zaïrianisation" et laissés en l'état. J'ai visité la paroisse catholique avec ses beaux bâtiments en briques cuites, le temple protestant ainsi que des salles de classe. La cité est dotée d'un courant électrique stable et de très bonne qualité. Au marché local, j'ai vu les membres de la délégation gouvernorale se ruer sur les régimes de bananes, principale production de la région. Je constatai par contre que le dispensaire local était incapable d'administrer les premiers soins à quelques trois membres de BDK qui présentaient des blessures assez graves.
Je me rendais compte qu'il eût suffi d'une volonté politique affirmée et de moyens conséquents pour que ce territoire et sa population retrouvent une relative prospérité et la joie de vivre.

Derniers à être entendus par le gouverneur, les membres de BDK, une dizaine de jeunes gens âgés de 20 à 30 ans, me donnèrent l'impression d'être encore sous l'emprise de la drogue. Vêtus de haillons, ils avaient des mines hébétées et répondaient difficilement aux questions du gouverneur. Celui-ci  promit de prendre en charge leurs soins médicaux. "Trouvez-vous normal  que ce soit encore la province et non BDK qui se préoccupe de votre santé?", leur demanda-t-il mi figue mi-raisin. Pour leur part, les jeunes gens avouèrent s'être substitués aux agents publics, parce que ceux-ci harcelaient la population au marché et avoir mis le feu au camp des policiers lorsque ceux-ci ont fait usage de leurs armes contre eux...

Un peu plus tard, voulant connaitre son opinion sur ces événements malheureux, j'abordai l'administrateur du territoire (AT) de Seke-Banza. Sa réponse était très significative.
- Les Bakongo sont des gens très compliqués, commença-t-il.
- Comment cela? m'enquis-je, surpris par cette entrée en matière.
- Ce sont des hypocrites, déclara-t-il tout de go. Ils ne sont pas sincères et vous ne savez jamais ce qu'ils pensent.
- Et vous, lui demandai-je, d'où êtes-vous?
- Moi, je suis Mongo. (9) Chez les Mongo, dit-il, on est ouverts, lorsqu'on a quelque chose sur le cœur, on le dit clairement.
Apparemment, outre ses mœurs légères, l'AT souffrait d'un autre handicap dans sa relation avec ses administrés : un déficit de communication. C'était comme une barrière culturelle et linguistique dressée entre lui et la population qu'il était censé encadrer. D'où, par conséquent, un déficit de leadership.

Toutefois, il faut reconnaître à la décharge du malheureux fonctionnaire que la situation de cette entité n'était pas une exception, loin de là! Sans parler d'autres provinces, on peut oser extrapoler en affirmant que toutes les entités administratives du Kongo Central, en particulier les districts et territoires, où les animateurs sont désignés à partir de la lointaine capitale, connaissent ce genre de problèmes. D'ailleurs, en prescrivant la décentralisation comme mode de gestion des entités administratives et l'élection comme celui de désignation de leurs animateurs, la constitution de 2006 vise précisément à résoudre ce type de contradictions. 

Radicalisation du pouvoir : "On va vous écraser"(10)

Dix ans après la prise de pouvoir par l'AFDL, celui-ci (pouvoir) est resté immuable dans sa nature : fondamentalement  patrimonial et autocratique. La disparition tragique de Laurent-Désiré Kabila s'est révélée finalement une simple révolution de palais. Pas plus que son père, Joseph Kabila n'a aucun sens de l'Etat et, à ce jour, le pouvoir public repose toujours non sur une adhésion populaire mais sur quelques hommes de son choix. Des hommes de confiance, des vassaux. Comme au temps du Moyen-âge européen.

César Tsatsa di Ntumba était un de ces hommes. Pendant les dix années qu'il a passées à la tête de l'exécutif provincial du Kongo Central, il dut se battre avec les moyens que lui offrait la province pour, d'une part,  gérer celle-ci en arbitrant plus d'une dizaine de conflits liés à l'activisme de BDK sur le terrain et, d'autre part, veiller à satisfaire l'appétit gloûton du Raïs et de sa cour, en vue de préserver ses administrés de l'immixtion du pouvoir central dans les affaires de la province. Son départ à l'assemblée nationale en 2006 pour aller assumer son mandat de député marqua un tournant dans l'administration de la province.

En effet, quarante-six ans après son accession à la souveraineté nationale et internationale, le Congo a une fois de plus rendez-vous avec l'Histoire à travers les premières élections libres et démocratiques post-coloniales. A la faveur de ce scrutin voulu par le peuple congolais et imposé par la communauté internationale, Joseph Kabila, arrivé à la tête du pays par un coup d'Etat, accepte de mettre son titre en jeu, souhaitant d'asseoir enfin son pouvoir sur une base légitime et populaire. Pour gagner ce pari, il compte sur les hommes qu'il a eu le temps de placer à la tête des différentes provinces du pays. Au Kongo Central, César Tsatsa di Ntumba s'est engagé à le faire élire sans coup férir.

Facile à dire cependant! Car, dans la pratique, les choses ne s'avèrent pas aussi aisées qu'il y parait à première vue. Il y a des provinces qui se montrent  franchement hostiles à la seule évocation du nom de Kabila et le Kongo Central est de celles-là. Tsatsa di Ntumba  doit  y affronter deux adversaires de taille : Fuka Unzola et Ne Muanda Nsemi. Le premier est le représentant au Kongo Central du MLC (Mouvement de Libération du Congo), le parti de Jean-Pierre Bemba, principal challenger de Kabila à l'élection présidentielle. Le deuxième n'est autre que le leader de BDK, qui venait de coaliser avec ce dernier.

Pour renverser la vapeur en sa faveur, Kabila ira, dans une manœuvre à la fois puérile et pathétique, jusqu'à jeter dans la bataille un ultime joker : sa propre épouse. La première Dame de la RDC descendra pour la circonstance au Kongo Central pour y faire tardivement  aveu de ses origines kongo devant une population sceptique et goguenarde.

A l'issue du deuxième tour de cette élection de tous les enjeux, les résultats au Kongo Central sont catastrophiques. Jean-Pierre Bemba en est sorti largement vainqueur avec 452.409 voix contre 157.809 à Kabila, soit 75% des voix contre 25 sur 610.128 votes valides. Une gifle que Joseph Kabila ne pardonnera jamais aux Bakongo. Une rumeur persistante court encore aujourd'hui selon laquelle l'ancien gouverneur Tsatsa di Ntumba, qui mourut peu de temps après ce scrutin historique, aurait payé de sa vie ce cuisant échec.

Privé de la légitimité des urnes, Kabila se verra obligé de recourir à la corruption pour imposer son candidat  à la tête de cette riche province.(11) Ce nouvel homme lige aura pour mission essentielle d'écraser toute tentative de protestation ou de revendication de la part des Bakongo et d'effacer de cette province jusqu'à l'ombre même de son adversaire Jean-Pierre Bemba.

Préparatifs pour un double massacre

A cette fin, une équipe composée d'hommes sûrs capables d'agir sans état d'âme sera placée à la tête de la province.  Simon Mbatshi Batshia secondé par Déo Nkusu Kunzi Bikawa dirigera l'exécutif. A l'assemblée, Josiane Mfulu Massaka occupera le poste de vice-présidente aux côtés d'une ancienne barbouze mobutiste habituée du double jeu. A la tête de la police, l'ancien chef des Services spéciaux de la police à Kinshasa surnommé le bourreau de Kin-Mazière, Raüs Chalwe en personne, promu pour la circonstance au grade de général, assurera la coordination des forces de sécurité de la province. Durant la brève transition préludant à la mise en place des nouveaux animateurs des institutions provinciales, un autre homme de confiance, Jacques Mbadu, prendra la tête de l'exécutif.

S'étonnera-t-on dès lors que ce soit sous le mandat de ce commando de choc qu'aura lieu le double massacre des membres  de Bundu dia Kongo en particulier et des Bakongo en général? Mais, on n'en est pas encore là...
Car, avant que le décor ne soit définitivement planté, il faut encore passer par l'élection du gouverneur de province. En janvier 2007, Fuka Unzola et Ne Muanda Nsemi, tous deux grands vainqueurs des élections législatives respectivement à Matadi et Luozi, leurs fiefs électoraux, se présentent sur un même ticket pour l'élection de gouverneur et vice-gouverneur du Kongo Central. Alors qu'ils sont donnés pour favoris face au tandem Mbatshi Batshia/Nkusu Kunzi, candidats de la majorité présidentielle, les deux élus de l'opposition sont battus devant une assemblée provinciale dominée par l'opposition, face à deux illustres inconnus qui n'avaient même pas osé affronter la population aux élections législatives. Il ne faut pas être grand sorcier pour comprendre que seuls les dollars qui paraît-il avaient coulé à flots dans l'hémicycle, ont guidé le choix des membres de la jeune assemblée provinciale, jetant dès le départ le discrédit sur cette nouvelle institution de la province.

Ne Muanda Nsemi décide alors de contre-attaquer en organisant une marche pacifique de protestation à Matadi d'abord, à Luozi ensuite. Pour le pouvoir, laisser les deux poids lourds de l'opposition au Kongo Central mobiliser la population, c'était placer le mandat de ses poulains sur des bases chancelantes. En outre, Kinshasa ne pouvait se permettre de perdre le contrôle de cette riche province pourvoyeuse à 50% du budget national. Bien plus, depuis l'aventure rwandaise au Kongo Central en 1998 (13), Kinshasa avait pris l'exacte mesure de l'importance stratégique de cette province qui abrite notamment le seul gisement pétrolier du pays en cours d'exploitation, le barrage hydraulique d'Inga ainsi que les ports de Boma et Matadi, unique voie d'accès de la RDC par la mer. Pour Kabila et son brain trust constitué principalement de Denis Kalume, ministre de l'Intérieur, et de John Numbi, chef de la police nationale, le moment était venu de frapper un grand coup destiné à mater une fois pour toutes la population de cette province qui avait basculé dans l'opposition.

Pour ce faire, un double massacre est plannifié. Le premier aura pour théâtre Matadi, la capitale frondeuse de la province, fief électoral de Léonard Fuka Unzola, le second Luozi, celui de Ne Muanda Nsemi, avant de s'étendre sur toute la province.


Acte 1er : Matadi, 31 janvier - 1er février 2007 

Tout donne à croire que pour ce premier round des massacres du Kongo Central, le gouvernement central s'est laissé surprendre. A tout le moins, il a été obligé d'agir dans la précipitation et d'improviser sa riposte pour empêcher l'organisation d'une marche pacifique des membres de BDK prévue le 1er février à Matadi. A cette fin, Ne Muanda Nsemi a installé son QG dans une résidence qu'il a louée au quartier Buima. Situé à l'entrée de la ville, ce quartier abrite également la résidence du député Fuka Unzola, ci-devant gouverneur du Kongo Central et candidat malheureux à la dernière élection gouvernorale.

Personnellement je n'ai pas eu vent des préparatifs de l'événement, alors que les bureaux de l'ACP situés au cœur de la ville portuaire sont un véritable centre de capture de l'information au Kongo Central. Un de mes journalistes, Joseph Babata,  qui est un proche de Fuka Unzola et qui au moment des événements se trouvait en visite familiale à la résidence de ce dernier, soutient que ni le député ni son entourage n'étaient  au courant de ce qui se tramait.

Vers 19 heures, heure locale, des coups de feu éclatèrent non loin de mon domicile au quartier Coca-Cola situé en face du quartier Buima, de l'autre côté de la Route de Matadi. J'accourus aussitôt dans la direction où convergeaient déjà quelques curieux. Arrivé au bord de cette chaussée qui relie la ville portuaire à la capitale Kinshasa, j'observe un mouvement de foule se dirigeant vers la ville. Je téléphone à un ami qui oeuvre dans les services de sécurité de la ville pour avoir des informations plus précises que les rumeurs qui bourdonnent autour de moi.
J'apprends ainsi qu'un groupe de policiers - en fait une cinquantaine - avait été dépêché au QG de BDK au quartier Buima pour se saisir d'un important stock d'armes que Ne Muanda Nsemi y aurait entreposé. Mais l'information s'avéra fausse. En fait d'armes, on ne trouva que des bouts de bois en forme d'épée, des cailloux et des noix (13). Cependant, alors qu'il rentrait un peu penaud, ce commando est tombé dans une embuscade tendue par des membres de BDK. Profitant de l'effet de surprise, ceux-ci  les rouèrent de coups, tuant l'un d'eux et en blessant d'autres. Les policiers ont riposté en tirant à l'aveuglette, avant d'aller dresser une barrière au niveau du rond-point. "N'y va surtout pas", me conseilla l'ami. Pas la peine de me le dire! En fait la place s'était déjà vidée, les gens préférant se terrer dans les maisons, plutôt que de risquer d'attraper une balle perdue, car ça continuait à tirer. 

On apprendra le lendemain seulement que des renforts en hommes et en armes étaient arrivés de Kinshasa et que des violences avec mort d'hommes avaient éclaté la même nuit ainsi que le lendemain dans plusieurs villes et localités de la province. A Boma notamment, à Muanda et à Songololo. Dans tous ces endroits, sauf à Boma, il semble que ce sont les membres de BDK qui avaient pris l'initiative des "hostilités", en organisant des marches de protestation, allant jusqu'à brûler des édifices publics comme à Muanda. A Boma, par contre, ce sont les soldats venus de Kinshasa qui ont ouvert le feu sur les membres de BDK rassembés pour la prière dans leur ziku.  Mais, tous les témoignages sont unanimes pour affirmer que partout, les membres de BDK ne portaient pas d'armes.

A Matadi, les journalistes de l'ACP ont dénombré une vingtaine de morts à la morgue de l'hôpital général de Kinkanda, dont un policier. Mais, selon certaines estimations, le bilan des morts à Matadi dépasserait la centaine, sans parler des nombreux blessés graves.

Ainsi, le reproche adressé au gouvernement d'avoir fait un usage disproportionné de la force est parfaitement fondé. En regard du prétexte - une fouille infructueuse qui pouvait même être considérée comme une provocation de la part du pouvoir suivie d'une embuscade - , l'on ne pouvait déployer un tel appareil de guerre constitué de quelques centaines  de policiers et de soldats munis d'armes lourdes, au lieu d'un équipement propre à maîtriser des manifestants sans armes.

En son temps, l'ancien gouverneur Tsatsa di Ntumba avait eu à affronter des situations plus dangereuses, qu'il avait su traiter avec un minimum de dégâts collatéraux. Par contre ici transparaissait déjà de la part du gouvernement congolais  l'intention d'en finir avec BDK et les Bakongo, de les écraser. Cependant, si ce projet funeste  se lit encore en filigrane dans le premier acte de cette tragédie, il se montre, dans le deuxième, sous son vrai jour. Celui d'une vendetta personnelle du chef de l'Etat congolais déguisée en opération de restauration de l'autorité de l'Etat. Et, comme l'a si bien dit un député national Mukongo de l'opposition, Gilbert Kiakwama, au ministre de l'Intérieur Denis Kalume : "Comment pouvez-vous prétendre rétablir l'autorité de l'Etat dans une zone où celle-ci est inexistante?" (15)

Acte 2ème : Luozi, février-mars 2008 

Au lendemain (mars 2007-février 2008) des événements malheureux décrits ci-dessus, on observe un faisceau d'éléments significatifs qui laissent présager quelque chose d'assez grave. On peut relever notamment les faits ci-après :
la multiplication d'actes d'insubordination affichée contre l'autorité de l'Etat ou d'exactions contre les personnes et leurs biens de la part de BDK;
l'interdiction de fait imposée à Ne Muanda Nsemi de circuler dans la province, de sorte qu'il ne peut plus contrôler son mouvement au Kongo Central;
la campagne médiatique du gouvernement provincial contre BDK qualifié d'"organisation terroriste"; l'augmentation de la pression du gouvernement du Kongo Central sur les représentants du gouvernement central pour neutraliser la menace de BDK;
la promotion au grade de général de Raüs Chalwe suivie de sa nomination à la mi 2007 comme chef de la police au Kongo Central;
l'envoi au Kongo Central des unités de la police civile de la Monuc à l'approche du premier anniveraire des massacres de février 2007, suivi de leur rappel subit fin février 2008, dans le but de "répondre aux besoins dans l'est du Congo et dans d'autres régions instables" (HRW, p. 83).

Tous ces faits annoncent qu'une nouvelle répression, plus musclée et mieux préparée, est en vue. A plusieurs reprises Ne Muanda Nsemi ou certains de ses collègues députés dénoncent sa mise en résidence surveillée camouflée dans la capitale. Il se plaint également que les exactions sur la population mises à la charge  des membres de BDK  étaient en réalité l'oeuvre des infiltrés chargés de discréditer son organisation. Quant à la campagne médiatique du gouvernement provincial, je suis personnellement bien placé pour affirmer qu'elle était orchestrée par le cabinet du gouverneur de province à travers une agence de presse bien connue. Celle-ci, qui ne s'embarrassait guère de professionnalisme et de déontologie journalistiques, n'a pas hésité à fabriquer des faux documents incriminant Bundu dia Kongo (14). Enfin, l'envoi puis le retrait d'une unité de police de la Monuc  ne sont pas des faits aussi anodins qu'il y parait à première vue. A l'époque en effet c'est bien le diplomate américain William Swing qui était le patron de la Monuc;  Kabila venait alors de céder l'exploitation des mines de Tenke-Fungurume aux Etats-Unis, moyennant un contrat avantageux pour le gouvernement américain; or, il n'existait à ce moment-là précis aucune urgence sécuritaire à l'est du pays nécessitant le rappel  de la police onusienne du Kongo Central. Ainsi, tout concourt à valider la thèse de la préméditation de la répression qui allait bientôt suivre.

Silence! On tue!

Curieusement, malgré tous les actes de "terrorisme" mis à charge des "makesa" de BDK par le gouvernement provincial, aucune arrestation ni poursuite judiciaire n'avait jamais été ordonnée contre leurs auteurs présumés. Par ailleurs, parallèlement à tous ces faits, on a observé, quelques jours avant les événements sanglants de Luozi, un véritable ballet diplomatique à Kinshasa et au Kongo Central. A plusieurs reprises, le gouverneur du Kongo Central s'était rendu dans la capitale pour rencontrer le ministre de l'Intérieur, maître d'oeuvre de l'opération projetée.

Le 26 février 2008  a lieu une rencontre importante  organisée par Gilbert Kiakwama entre le leader de BDK Ne Muanda Nsemi et les responsables religieux du Kongo Central. Elle sera sanctionnée par une déclaration commune de respect mutuel et d'engagement à la non-violence. Le même jour, le président Joseph Kabila rencontre à Kinshasa les membres du conseil de sécurité de l'Etat  pour examiner la situation sécuritaire de cette province.
Tout se passe comme dans une pièce de théatre. Comme dans le drame de Jean Anouilh Antigone, par exemple. Tout le monde sait ce qui va se passer, mais  personne n'est capable de  l'empêcher. Antigone - pardon, Ne Muanda Nsemi devrais-je dire,  sait qu'il va bientôt mourir. Que plusieurs membres de son église vont bientôt périr dans une opération purement politique. Mais que personne ne peut plus arrêter la machine infernale de l'Etat...

La veille du jour fixé pour ce massacre planifié,  Mbatshi Batshia a pris part à deux réunions importantes à Matadi. Deux réunions aux objectifs diamétralement opposés. La première, celle du conseil de sécurité de la province, se tient comme d'habitude sous sa présidence. Là sont arrêtés les derniers détails du complot d'Etat ourdi contre les Bakongo. Il sort de ce  sanhédrin dans un état d'excitation extrême. Tous les représentants des institutions provinciales y ont pris part. Tous sauf le président de l'assemblée provinciale, Kimasi Matuiku.

Ce dernier qui s'était fait représenter par son adjointe, Josiane Mfulu Massaka, avait instamment prié le gouverneur de province de le rejoindre à sa résidence. Mbatshi Batshia s'y rend immédiatement après la réunion du conseil de sécurité et y trouve rassemblés tous les notables Kongo ainsi que les représentants de la société civile. C'est une rencontre informelle, mais très importante placée sous la direction du président de l'assemblée provinciale. Excité comme un chien de chasse qui sent déjà l'odeur du sang, Mbatshi se lance dans une diatribe incendiaire contre Ne Muanda Nsemi et Bundu dia Kongo. La conclusion de son réquisitoire est sans appel : il faut les mettre tous hors d'état de nuire.

Les autres l'écoutent en silence. Quand il a eu fini, le gouverneur se rend compte que ce silence n'était pas celui de l'adhésion, mais plutôt de la réprobation. Les notables Kongo lui font voir qu'en ouvrant les  portes de la bergerie aux loups, il ouvrait en même temps la boîte de Pandore. Il le conjurent de ne pas verser le sang de ses frères et le supplient de convaincre Kabila de renoncer à son funeste projet. Ébranlé,  Mbatshi est  au bord de l'effondrement. On sent qu'il vient enfin de mesurer à la fois sa responsabilité personnelle dans cette affaire, et la pronfondeur de l'abîme où l'a précipité sa soif de vengeance contre Ne Muanda Nsemi. Celui-ci en effet n'a cessé de le défier en public en le traitant de voleur. "Tu as volé mes voix", lui a-t-il lancé un jour en face. Mbatshi Batshia ne l'a jamais oublié, encore moins pardonné. Voilà qu'il tenait enfin sa revanche. Mais là, devant cet aréopage,  il bafouille, bredouille quelques vagues promesses, laissant entendre qu'il allait tenter de faire quelque chose...Tout en sachant qu'il était trop tard, que le rubicond était déjà franchi.

Voici comment le décrit un témoin qui a participé à cette réunion : "Il y avait en lui comme deux bonshommes. Le premier bonhomme est entré dans la réunion plein d'entrain et de morgue. Comme sous l'emprise de la drogue. Le second en est ressorti complètement dégonflé et désemparé". Pour autant, la même nuit, Mbatshi Batshia était en route pour Luozi où devaient le rejoindre ses maîtres. Le sort en était décidément jeté!

Vendredi, 29 février 2008. Toute la province retient son souffle. Tout le monde sait que c'est le jour J. La veille, plusieurs camions militaires bourrés d'engins de guerre et de soldats ont été vus à Kimpese où ils ont fait escale pour les dernières dispositions. Il y avait là des soldats et des policiers. Plus ou moins 500. Peut-être davantage. Les militaires ont, sous les regards des badauds, troqué leur uniforme contre celui des policiers. Et puis ils sont repartis la nuit en direction de Luozi. L'opération restauration de l'autorité de l'Etat était lancée.
Vendredi matin, je suis dans mon bureau lorsque le téléphone sonne. C'est le directeur général de l'ACP qui me demande des "nouvelles fraîches". Je lui balance les bribes d'informations en ma possession, tout en lui expliquant que je n'avais pas été autorisé à accompagner le gouverneur. Aucun journaliste ne l'avait été d'ailleurs. Il me demande alors d'appeler le gouverneur et de suivre le déroulement des événements!  Je trouve ça surréaliste, mais je m'exécute. C'est le conseiller du gouverneur qui me répond. Il me demande d'attendre, puis : "Rappelez plus tard". J'appelle aussitôt le vice-gouverneur. Il décroche. D'une voix grave, étouffée (une voix de circonstance, me dis-je), il me demande d'attendre, de ne pas couper et laisse le téléphone ouvert. J'entends des coups de feu. Des cris. Des pleurs. Des jurons. Puis la communication est coupée. Je suis submergé par l'émotion. Mes mains tremblent légèrement. Je viens de suivre en direct le massacre de la population de Luozi. Machinalement, je recommence l'opération. On ne décroche pas. Silence radio. Mais je sais désormais que là-bas, à quelque 200 kilomètres de Matadi, les armes continuent à parler. Et des gens - hommes, femmes et enfants - sont en train d'être fauchés, comme on fauche l'herbe des champs.

Samedi matin. Depuis 24 heures, le carnage se poursuit sans désemparer. La cité de Luozi, réduite en un tas de décombres fumants, est vidée de ses habitants. Un grand nombre a péri. D'autres ont  fui dans la brousse ou la forêt proches. Les balles, dit-on, ne choisissent pas leur victime. Hommes ou femmes, vieillards ou enfants, BDK ou pas, tout est bon pour le succès de l'opération. Ce sont les instructions. Depuis ce matin, les soldats se sont déployés à travers tout le territoire, incendiant les ziku, détruisant les maisons d'habitation, pourchassant et achevant les fugitifs.

Vers la fin de la matinée, Denis Kalume en personne est arrivé en hélicoptère, en compagnie du chef de la police nationale John Numbi, avec des cartons de médicaments. Après le bâton, la carotte. Le téléphone sonne. C'est encore le directeur de l'ACP. Tout excité par la perspective du scoop,  il m'enjoint de solliciter un entretien avec le gouverneur dès son retour.

Dimanche matin, je téléphone au gouverneur. C'est encore le conseiller qui me reçoit. Moi : "Je peux maintenant parler au gouverneur?". Réponse : "Le gouverneur assiste à la messe à Kimpese. Rappelez plus tard". Ah! J'avais oublié que Mbatshi Batshia était un fervent catholique, qui se destinait dans sa jeunesse à la prêtrise. Il a fait ses études secondaires au petit séminaire de Kibunzi, dans le territoire de Luozi où il compte aujourd'hui encore plusieurs familles amies. Content d'avoir fait sa part du sale boulot, il a laissé les soldats continuer à faire la leur. Sans état d'âme.

Des semaines et des mois après ce massacre, les membres de BDK et la population du Kongo Central en général qui avaient trouvé refuge dans les forêts, ont continué à faire l'objet d'une traque systématique. Dans les cités et localités, la délation était encouragée et la chasse aux sorcières battait son plein. Des dizaines d'individus ont été arrêtés et jetés en prison sous l'inculpation d'être des makesa. Aujourd'hui encore la population du Kongo Central reste traumatisée et profondément divisée à la suite de ces événements.

Epilogue

En février 2007, le gouvernement congolais, pris de vitesse par BDK, avait eu une réaction à chaud, peu élaborée, marquée d'une certaine maladresse. C'est cette dernière qui est en partie responsable de l'usage jugé disproportionné de la force. Dans sa 2ème phase, en 2008, le massacre de Bundu dia Kongo   se présente comme un remake revu et corrigé dont la préparation, on l'a vu, a bénéficié d'une attention vigilante de la part des stratèges du gouvernement. L'opération porte un nom qui en exprime l'objectif officiel : restauration de l'autorité de l'Etat. Et on a pris soin de multiplier les actes de défi, de provocation voire d’insubordination aux pouvoirs publics de la part de BDK, pour justifier l'usage de la force. 

Fait plus significatif encore, cette fois le gouvernement a décidé d'user de dissimulation, en tentant d'effacer les traces du crime et d'en minorer l'ampleur. Ainsi, les corps des victimes étaient soit immédiatement enterrés dans des fosses communes, soit jetés dans le fleuve et les cours d'eau, après avoir été préalablement éventrés et vidés de leur contenu (estomac, intestins), afin qu'ils ne remontent pas à la surface.

Mais comme le crime parfait est difficile à réussir! En effet, malgré tout son "professionnalisme", le gouverneur du Kongo Central, maître de l'ouvrage, n'y est pas parvenu. Par exemple, comment prévoir que quelques corps récalcitrants resteraient accrochés aux herbes, aux branches d'arbres ou aux pierres, dans leur ultime  voyage vers l'Océan Atlantique? Ou l'odeur pestilentielle des corps en décomposition inhumés à la hâte à fleur de sol? Ou encore la pollution, par tous ces cadavres en putréfaction, des eaux de sources et rivières au risque de provoquer des épidémies imprévisibles difficiles à combattre? Sans compter que les paysans qui commencent à s'agiter, entrent déjà en contact avec des ONG nationales et internationales de droits de l'homme, quand ce n'est pas avec des députés de l'opposition. Que de problèmes à gérer à la fois!

Mais, Mbatshi Batshia n'est pas à court d'imagination. Avec un zèle infatigable, il devance les maudits enquêteurs qui pullulent déjà dans la province comme des mouches attirées par quelque pourriture et anticipe sur les inquiétudes du gouvernement central. Des escouades de policiers sont envoyés sur les lieux du crime. Elles sont chargées de décrocher les cadavres récalcitrants de leurs branches, de vider les fosses communes de leur contenu, de ré-inhumer les corps dans des endroits moins accessibles. Bref, d'effacer toute trace compromettante.

Certes, on est loin encore de la solution finale imaginée par les nazis, mais Mbatshi Batshia s'efforce de faire de son mieux, n'est-ce pas? Et, pour être sûr que cette fois-ci le travail sera bien fait, il veille à ce qu'il le soit sous l’œil vigilant de ses hommes de main, des jeunes gens de son cabinet qui lui sont dévoués et qu'il manipule à volonté.


Mais, de ce scénario macabre, une séquence mérite d'être retracée au détail. Elle se déroule au mois d'avril, à Manterne, localité située à 22 kilomètres de Boma. Alors qu'il se rend, ce 1er avril 2008, à Matadi, siège des institutions de la province, le député de l'opposition Paku Mapangula  se voit interpellé par un groupe de paysans qui entourent son véhicule. Ils se plaignent des odeurs nauséabondes  provenant d'un endroit situé non loin d'un cours d'eau. Ils prétendent que les autorités politico-administratives et policières locales alertées par eux font la sourde oreille. L'élu de Boma visite le site indiqué et prend des dispositions pour que celui-ci soit sécurisé par la police locale jusqu'à son retour.

Quelque temps après, des policiers se présentent de la part de l'autorité urbaine de Boma et ordonnent à tout le monde, en particulier à un activiste de la Croix-Rouge/Matadi nommé Patrick Otshudi, de déguerpir. Tout le monde s'exécute. Sauf l'activiste de la Croix-Rouge qui, soupçonnant quelque manœuvre du pouvoir, se cache dans les fourrés.
Entre-temps, à Matadi, le député Paku Mapangula s'active. Mais il n'est pas facile de mettre en branle la machine administrative de l'assemblée provinciale. Lorsque, après avoir négocié la dernière signature à Matadi puis à Boma, il y parvient enfin , il est déjà tard. Finalement, c'est le lendemain seulement que la commission d'enquête parlementaire qu'il préside  se mettra au travail sur le site abritant la fosse commune présumée.

De prime abord, quelques faits troublants attirent l'attention des membres de la commission. Notamment l'absence des policiers commis à la sécurisation des lieux. D'autre part, Paku Mapangula qui avait déjà visité les lieux la veille constate que l'herbe qui avait repoussé sur le site a disparu et que la terre semble avoir été fraîchement remuée. Enfin, non loin du site, les membres de la commission notent la présence insolite d'une charrette ainsi que les vestiges d'une légère collation : une canette de bière neuve gisant à côté d'un paquet de biscuits vide.

Sur place, il y a aussi, ne l'oublions pas, Patrick Otshudi qui n'a pas fermé l’œil de la nuit. C'est un témoin capital que, à ma demande, le journaliste Joseph Babeta a amené au bureau de l'ACP pour un entretien dans le cadre de mon travail. Je le connaissais vaguement pour l'avoir déjà rencontré une ou deux fois. Je l'ai donc reçu dans mon bureau vers la mi-avril 2008.

"J'ai assisté personnellement à l'exhumation des corps", me confie-t-il d'entrée de jeu. Je jette un regard autour de moi, regrettant que malgré les portes fermées, mon humble cagibi n'offrît aucune garantie de discrétion, et donc de sécurité. Je demande à mon interlocuteur de continuer son récit à voix basse. Ce qu'il me raconte alors est digne d'un film d'horreur.
"Ils sont arrivés aux environs de minuit dans deux véhicules, deux pick-up 4x4 du gouvernement provincial probablement. Il y avait en tout une dizaine d'hommes,  des  policiers et des civils. Parmi les civils, j'ai reconnu le conseiller du gouverneur Germain Kuna." Je regardais mon informateur avec stupeur. "Est-ce que vous avez dit tout ceci à la commission?", lui demandai-je. Il ne me répondit pas. Son attitude me paraissait quelque peu étrange : circonspecte et déterminée à la fois. J'étais décontenancé. C'était trop fort.
"Continuez!" lui dis-je. Il continua son macabre récit. "Après avoir soigneusement vérifié l'endroit, ils ont sorti des pelles et se sont mis au travail. La terre n'était pas trop dure, car ils travaillaient vite, avec une certaine aisance". "Et Germain?", interrompis-je. "Il suivait la scène adossé à un des véhicules à quelques mètres de  là." "Que faisait-il?" "Il mangeait des biscuits et buvait du Coca-Cola".(D'où la présence de la canette de bière sans doute). Incroyable! " Que ce qui s'est passé ensuite?" "Ils ont atteint les corps assez vite et ont commencé à vider la fosse. J'étais toujours dans ma cachette et ça sentait horriblement mauvais. "Combien  y avait-il de corps?" Ici, Patrick n'est pas précis. "Je ne sais pas. Une dizaine? peut-être une quinzaine", dit-il. Il se trouvait un peu loin et les fossoyeurs disposaient d'une charrette sur laquelle ils empilaient les corps avant d'aller les jeter dans la camionnette.

J'étais littéralement accablé par ces révélations. Jamais je ne me serais représenté le gouverneur Mbatshi Batshia sous les traits du personnage sulfureux que me décrivait mon informateur. Et Germain Kuna donc! Ce jeune homme au front lisse et au sourire bénin qui n'avait pas l'âge de mon fils! Et Déo Nkusu, le vice-gouverneur, cet histrion! Leur but : minorer les chiffres du bilan, minimiser l'ampleur des violences, effacer les traces. L'obsession du crime parfait, quoi!

Brusquement, j'ai pris conscience qu'à partir de ce moment, j'étais devenu dépositaire d'une information capitale que j'avais l'obligation professionnelle et la responsabilité morale de délivrer. Mais où et comment? Je faisais mentalement le tour des possibilités que m'offrait ma position de journaliste d'un média public... En même temps, je compris également que ma vie était désormais en danger à cause de tout ce que je savais sur cette ténébreuse affaire.

Poursuivant imperturbablement son récit, Patrick confirma involontairement mes craintes. "Dernièrement, j'ai reçu une invitation du gouverneur de province à me rendre à sa résidence. Là, il m'a invité à partager son repas en compagnie de son épouse. J'ai pris place à table, mais j'ai refusé de manger. J'ai prétexté que je n'avais pas faim, que je venais à peine de manger." J'en étais presque à me demander si ce garçon n'était pas en train d'affabuler, que ce n'était pas un mythomane. Mais, Patrick était sérieux comme un expert déposant sous serment dans une cour d'assise. "Pourquoi as-tu refusé?" demandai-je. "Je sais qu'il pouvait m'empoisonner" répondit calmement Patrick avant de poursuivre : "Sa femme me dit d'un ton hautain : "Que crains-tu? Ne sais-tu pas que si on voulait te faire du mal, on l'aurait fait depuis longtemps." "Le gouverneur me posa un tas de questions sur moi. Puis il me questionna sur l'affaire de Manterne." "Et puis?" "Je lui ai dit que j'avais accompagné la délégation parlementaire pour faire mon travail d'activiste de la Croix-Rouge. Puis il m'a dit brusquement : "Sais-tu que je peux te faire jeter en prison ou même te faire disparaître si tu parles à tort et à travers sur ce que tu sais?" Patrick  poursuivit : "Je lui ai répondu que je ne peux pas parler à tort et à travers, puisque je suis tenu par mon serment d'activiste de la Croix-Rouge, et que c'est elle qui  assure ma protection." "Et qu'a-t-il dit?" "Rien. Il m'a offert de l'argent à la fin de l'entretien. J'ai refusé en lui disant que je serais sévèrement sanctionné si cela arrivait aux oreilles de mes chefs et il m'a laissé partir." "Votre vie est en danger", lui dis-je. "Je sais, dit-il, mais je n'ai pas peur".

Patrick Otshudi avait une quarantaine d'années, une femme et des enfants. Il travaillait au tibunal de grande instance comme auxiliaire judiciaire, je crois. Il n'était pas Mukongo. Il devait être Mutetela. Une ethnie du Kasaï, au centre de la RDC. L'ethnie de Patrice Lumumba. Il s'était quasiment sacrifié pour les Bakongo.

Lorsque, par acquit de conscience, les membres de la commission parlementaire ont quand même procédé à l'ouverture de la fosse à Manterne, ils ont eu à constater qu'il n'y avait pas le moindre cadavre à l'intérieur. A la place, ils ont trouvé des braises sèches (16) ainsi qu'un lambeau de peau de la plante de pied d'un homme. Ca grouillait de vers  et ça empestait à des lieues à la ronde, attestant que des corps en putréfaction y avaient séjourné...


Je ne sais pas ce qu'est devenu Patrick Otshudi. Aux dernières nouvelles, cela fait des mois depuis qu'il a  été vu à Matadi. Le député de l'opposition Paku Mapangula a, quant à lui,  été tué peu de temps après dans un accident de la circulation sur la route Boma-Matadi, non loin de la localité de Manterne. Plus tard, à des kilomètres de là, dans la périphérie de Kinshasa, un autre activiste des droits de l'homme, Floribert Chebeya, a été assassiné pour avoir voulu porter cette affaire devant une juridiction internationale. Son assassin présumé, l'ancien patron de la police nationale John Numbi, a écopé d'une simple  suspension en raison de son implication dans ce meurtre. Mbatshi Batshia a quitté la province pour aller remplir son mandat de député national à Kinshasa. Il a été remplacé par Jacques Mbadu, un vieux connaisseur du dossier BDK pour avoir été le maître de l'ouvrage lors du massacre de 2007. Le bourreau de Kin-Mazière, le général Raüs Chalwe, vient d'être promu aux côtés du nouveau patron de la police congolaise dont il est l'adjoint. Quant au ministre de l'Intérieur, Denis Kalume, il semble avoir pris sa retraite et coule des jours tranquilles en Afrique du Sud. BDK a été frappé d'interdit en RDC et son leader Ne Muanda Nsemi a échappé de justesse à une procédure de levée d'immunité parlementaire. Il a déposé une plainte à la CPI pour génocide contre le peuple Kongo. Mais, depuis, aucun signal n'émane de cette juridiction internationale en proie à une multitude d'influences occultes.



                                                                                                                                                  

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NOTES
(1) N'longi a Kongo, titre que s'attribue Ne Muanda Nsemi, signifiant : Enseignant ou Instructeur de Kongo, Maître de Kongo.
(2) Kongo Dieto, titre du journal de l'Abako : Notre Kongo.
(3) Ngounziste, du kikongo ngunza, prophète
(4) Le Messianisme kongo est connu pour remonter au XVIIIè siècle avec Kimpa Vita, alias Ndona Béatrice. Au début du XXè siècle, il a connu sa pleine expression avec Simon Kimbangu. Bundu dia Kongo est le dernier avatar de ce mouvement où se mêle revendications politiques et expression religieuse.
(5) Makesa, disciples chez BDK, littéralement : guerrier.
(6) Zikwa, zikua ou ziku, foyer, lieu de prière chez BDK, temple.
(7) Classification empruntée à Werner Gerson, Le nazisme société secrète. Ed. J'ai lu.
(8) Kongo Central ou Kongo dia Kati en kikongo (littéralement Kongo du Milieu) évoque la partie centrale de l'ancien royaume de Kongo qui s'étendait de l'Angola au Congo-Brazza.
(9) Mongo, sous-ethnie faisant partie de la grande ethnie anamongo dont l'aire culturelle occupe le Kasaï, l'Equateur et le Maniema.
(10) On va vous écraser, parole attribuée au général Raüs Chalwe et repris en titre par HRW dans son rapport sur ces événements.
(11) Conformément à la loi électorale congolaise,  les membres élus des assemblées provinciales élisent à leur tour les gouverneurs et vice-gouverneurs ainsi que les sénateurs.
(12) En 1998, le Rwanda avait attaqué la RDC par l'Ouest et occupé le site d'Inga.
(13) Les makesa ne portent ni armes à feu ni armes blanches, contre lesquelles ils sont convaincus de jouir de l'invulnérabilité. Pour leur part, ils ne portent en guise d'armes que des bâtons, des cailloux et des noix.
(14) Au cours de la période précédant le massacre, la RTNC/Bas-Congo a diffusé et rendu public à la demande des services du gouvernorat du Bas-Congo un document présentant un supplicié à qui on aurait coupé le sexe par des membres de BDK. Ce document a également servi de "preuve" au ministre de l'Intérieur Denis Kalume lors de sa "démonstration" devant le congrès au palais du peuple de Kinshasa. Tout oeil un peu exercé peut déceler que ce document est un pur montage. Il a été réalisé dans les locaux  de l'agence Infobascongo appartenant au conseiller en communication Germain Kuna.
(15) Déclaration de Kiakwama à Denis Kalume citée par Human Rights Watch dans son rapport de novembre 2008  sur ces événements.
(16) "Braises sèches", la précision est importante, car dans ces contrées couvertes de forêt, la population fabrique encore des braises selon une technique ancienne consistant à aménager des fours souterrains. La présence de braises sèches attestent que celles-ci ne sont qu'un subterfuge destiné à créer la confusion.