dimanche 22 décembre 2013

LES VOIES NEGRO-AFRICAINES DU DEVELOPPEMENT


Parcourant dernièrement la toile à la recherche de quelque trace sur Alphonse Nguvulu Lubundi, une personnalité de premier plan de l'histoire politique de la RDC, quelle ne fut ma surprise de constater qu'il n'y avait strictement rien, ni sur l'homme politique ni sur l'homme de culture. Juste deux lignes faisant état de son appartenance à la Franc-maçonnerie congolaise! J'ai décidé donc de consacrer quelques pages de ce Blog à réparer cet oubli et faire ainsi justice à un homme qui somme toute aura beaucoup contribué  au rayonnement de ce pays qu'il a tant aimé.
Mon propos consistera dans un premier temps à raviver l'image de l'homme de culture qu'il a été, en tentant de restituer les lignes de faîte de sa pensée telle que j'ai appris à la connaître à travers les nombreux entretiens et échanges écrits que je conserve de lui.

Un des thèmes cher à "papa Nguvulu", comme l'appelaient familièrement les Congolais et jusqu'au président Mobutu lui-même (1), c'est celui du développement intégral de l'Afrique. On se souvient encore de l'anathème que l’agronome français René Dumont lança au lendemain des indépendances africaines dans les années 1960 : « L’Afrique noire est mal partie ». Depuis, des dizaines de scientifiques appartenant à différentes disciplines lui ont emboîté le pas, s’efforçant les uns et les autres de cerner les causes profondes qui se trouvent à la base des échecs récurrents rencontrés par toutes les politiques de développement mises en oeuvre en Afrique postcoloniale. In fine, ces savants issus d’un monde et d’un mode de pensée étrangers à l’Afrique n’ont pu proposer que des pistes de solution inspirées des idéologies propres à leur univers culturel qui, toutes, reflètent les valeurs de l’homo oeconomicus. Un demi-siècle après les indépendances, force est de constater que ces diagnostics ainsi que les thérapeutiques proposées ressemblent fort à un cautère sur une jambe de bois : l’Afrique noire semble décidément mal partie.
Pourquoi ? Pourquoi l’Afrique noire ne parvient-elle pas à décoller ? D’où vient le blocage ? En fin de compte, se demandent certains, l’Afrique noire pourra-t-elle partir un jour? 
C’est pour tenter de répondre à ces questions qu'à l'instar d'autres penseurs africains qui ont osé, à la fin du siècle dernier, s’écarter des sentiers battus et rebattus des postulats de la science économique occidentale, Alphonse Nguvulu avait décidé de s’engager lui aussi sur des pistes nouvelles et originales inspirées de méthodes d’investigation s’écartant résolument des schémas classiques. Voici esquissée en quelques lignes trop sommaires nous en convenons, la quintessence de sa pensée dans le domaine crucial des stratégies de développement à l'africaine.


 L’AFRIQUE, BERCEAU DE L’HUMANISME 

Pour Alphonse Nguvulu, il importe, au départ, d'admettre l'axiome ci-après : l’Afrique  est le berceau de l’humanité et donc de l’humanisme. Il s'ensuit, par voie de conséquence, que toutes les valeurs d’ordre social, éthique et spirituel ayant permis à l’homme de résoudre les contradictions groupe-individu, nature-culture, s’élaborèrent en Afrique. D'où l’éclosion sur ce continent sous l’impulsion des valeurs qui sous-tendent encore aujourd’hui la personnalité et l’identité nègres, de la civilisation la plus prodigieuse qu’ait connue l’humanité, à savoir la civilisation égypto-pharaonique. Ces valeurs sont fondamentales pour tout être humain : dès qu’il s’en écarte, le déséquilibre se produit en lui automatiquement… Et à l’instar de toutes les civilisations négro-africaines, la civilisation égypto-pharaonique fut, dans son essence, religieuse, spiritualiste.
Aux hommes de science occidentaux prisonniers des thèses ethnocentristes soutenant que le Noir a toujours évolué en marge de « la civilisation », Nguvulu Lubundi répond en citant Georges Gurvitch : «L’ancienne Egypte (pharaonique) est à considérer comme l’épanouissement total prodigieux des civilisations négro-africaines de l’Afrique noire ». C’est net et clairement exprimé. Toutefois, comme l’évolution de toute société humaine obéit aux lois du déterminisme cyclique de la vie – un des fondements de la pensée nguvulienne -, il ne faudrait pas s’étonner outre mesure qu’après avoir atteint l’apogée dans son évolution historique, l’Afrique noire ait connu une certaine décadence.
Aujourd’hui, après s’être libérée des chaînes du colonialisme oppresseur, exploiteur et aliénant, l’Afrique noire est prête à s’engager dans un nouveau cycle de son histoire, affirme Nguvulu qui fait observer qu’en dépit de toutes les tribulations qu’elles ont connues (dues, selon lui, à des facteurs exogènes), les sociétés traditionnelles négro-africaines continuent de faire preuve de dynamisme sur le plan culturel, d’esprit de créativité et d’ingéniosité qui se reflètent notamment dans la production artisanale : statuaire, vannerie, poterie, voire dans le traitement des métaux, les techniques agricoles, sans oublier le vaste champ de la médecine et de la pharmacopée traditionnelles.
Le même dynamisme s’observe également dans les villes africaines à vocation industrielle où l’on voit des jeunes gens, pour la plupart des simples « bricoleurs » sans titres académiques, prendre des initiatives hardies en matière d’invention, en mettant au point des plans d’invention allant de la calculatrice mécanique au laboratoire le plus complexe en passant par des appareils de télécommunication, de domestication de l’énergie solaire, etc.
Enfin, alors que les eurocentristes avaient, des décennies durant, soutenu avec force que le Noir était incapable d’abstraction pour n’avoir inventé ni la roue ni l’aiguille, en moins d’une génération l’Afrique noire postcoloniale s’est dotée d’une classe d’intellectuels d’un niveau scientifique très élevé parmi lesquels des médecins, des pharmaciens, des ingénieurs civils, des ingénieurs atomistes, des linguistes, des économistes, des biologistes, des agronomes, des mathématiciens, etc., dont certains évoluent avec bonheur dans les sociétés les plus industrialisées du monde. Et si, en dépit de la présence de ces cadres et dirigeants hautement qualifiés, l’Afrique ne « décolle » toujours pas, c’est, explique Nguvulu, simplement parce que, profondément marqués par les valeurs de l’éthique sociale occidentale, ces intellectuels vivent en marge de leurs sociétés, de leurs peuples et se heurtent par conséquent à une forme de résistance larvée organisée par ces derniers à partir de techniques qui leur sont propres, inaccessibles à l’entendement de ces cadres, et la société se trouve bloquée.
Pour Alphonse Nguvulu, ces trois facteurs d’ordre sociologique, bien que ne retenant pas encore l’attention des milieux scientifiques de notre continent, prouvent à suffisance que le Négro-africain possède dans son intuition tous les concepts de base de la science expérimentale et qu’à partir de l’éthique sociale dont il se réclame, celui-ci pourrait mettre en chantier un type de développement qui instaurerait au sein des sociétés africaines modernes équilibre, harmonie et cohésion. La science est-elle l’apanage d’une race ou d’un peuple ? s’interroge avec pertinence le scientifique congolais. N’est-elle pas un patrimoine commun de l’humanité ?


QUEL TYPE DE DEVELOPPEMENT POUR L’AFRIQUE NOIRE ?

L’époque est lointaine certes où théoriciens et praticiens du développement assimilaient celui-ci à une croissance exponentielle. On a pris conscience depuis quelques décennies que la culture constituait une dimension essentielle du développement. Pour autant, tout n’est pas encore dit – loin s’en faut ! – sur ce sujet complexe. Sans prétendre apporter « la » réponse, définitive et absolue, à la question du développement intégral et harmonieux de l’Afrique, Nguvulu Lubundi nous invite, en toute humilité, à mettre un moment de côté nos théories socialo-capitalistes, et à tenter de le suivre sur ce qu’on pourrait appeler les voies négro-africaines du développement.
Depuis des millénaires, nous rappelle ce chercheur, la finalité de toute communauté humaine demeure la même : la survie du groupe, de l’espèce. Cependant, à mesure que des mutations s’opèrent au sein de la société, les moyens pour assurer cette finalité changent, s’adaptent, du fait que les ensembles sociaux deviennent plus complexes.
Toute innovation sociale se réalise dans une société donnée à partir des motivations qui, jaillissant de la structure psychique de ses membres, guident le comportement de ces derniers. Ceux-ci n’atteindront l’objectif visé, à savoir le progrès de la société, qu’en s’appuyant sur les valeurs qui sous-tendent leurs propres personnalité et identité. Car, le phénomène qu’on appelle « progrès », difficile à cerner, ne peut s’accomplir au sein d’une société donnée qu’à partir de la personnalité et de l’identité propres à celle-ci. En effet, le mode de vie d’un peuple est toujours fait des coutumes anciennes adaptées aux circonstances et aux besoins actuels. Et Nguvulu de déplorer non sans ironie : c’est une variable à laquelle malheureusement les « spécialistes », les « diplômés en développement », les « techniciens » et autres « prophètes » du développement n’ont jamais suffisamment prêté attention dans la nouvelle Afrique.
D’où la nécessité, selon lui, de l’institutionnalisation, dans chaque Etat négro-africain, d’un dialogue sincère entre ceux qui incarnent la personnalité et l’identité nègres, dont le comportement continue de s’appuyer sur les valeurs de la civilisation négro-africaine d’essence religieuse, transcendantale, d’une part, et, d’autre part, les « modernistes », détenteurs d’une formation scientifique de haut niveau mais profondément marqués par les valeurs de l’éthique sociale occidentale, source, toujours selon Nguvulu Lubundi, de déséquilibre, de rupture de l’esprit de groupe incarné par l’homo socialis.
Pour le chercheur congolais, les intellectuels et tous les responsables négro-africains devraient observer et faire preuve effectivement d’une attitude logique et conséquente en matière culturelle. Il ne suffirait plus de déclarer à tout moment que l’Afrique a droit à son identité ou authenticité culturelle, mais il faudrait décider, hic et nunc, d’agir et de vivre en conséquence avec détermination et de manière systématique.
L’intellectuel occidental, japonais, chinois, hindous, sud-coréen, arabe, juif, etc. ne se définit-il pas, par rapport à l’autre, à partir de son identité culturelle, de sa rationalité propre ? A partir de quelles bases, donc, l’intellectuel négro-africain affirmerait-il sa personnalité, son identité face à l’ « autre » ? s’interroge une fois de plus Nguvulu.
Ainsi, l’Afrique moderne doit absolument faire recours aux principes de la philosophie et de la civilisation de l’ancienne Egypte, qui était profondément marquée par les valeurs négro-africaines, en vue d’inspirer et conforter ses efforts actuels de renaissance culturelle et de promotion d’une civilisation négro-africaine moderne intégrant les éléments pertinents et significatifs d’autres civilisations et soutenant en même temps la ligne fondamentale de sa tradition.
L’esprit propre à la civilisation découlant du système métaphysique négro-africain est celui de l’homo socialis, révèle le chercheur. Aussi, pour un développement intégral et harmonieux du continent, cet esprit devrait-il guider tous les efforts d’élaboration des principes de vie sociale, économique et spirituelle.
Si une telle synthèse pouvait réussir, ce serait, soutient Nguvulu Lubundi, l’une des plus importantes contributions de l’Afrique noire à l’humanité actuelle à la recherche d’un ordre nouveau capable de régir les relations entre les nations tant sur le plan économique que social et culturel.

LA FEMME, CREATRICE DE CIVILISATION ET SOURCE DE PROSPERITE

Progressant dans sa réflexion sur les conditions du développement intégral et harmonieux de l’Afrique, Nguvulu Lubundi aborde, à ce stade, un sujet qui lui était particulièrement cher et qui constitue la quintessence même de sa pensée, à savoir : le rôle historique que la Femme est appelée à jouer pour que les sociétés africaines s’engagent enfin dans la voie du progrès et de la prospérité pour tous. Ce préalable, insiste-t-il, s’inscrit dans l’économie même des lois d’Harmonie universelle.
Et le chercheur de poursuivre : Chez les Woyo-Kongo, les Kongo, les Tshokwe, les Luba, les Zulu, les Mongo et d’autres peuplades de l’Equateur (une des provinces de la RDC), Dieu, le Grand-Maître de l’Univers, est désigné respectivement sous les vocables suivants : Me-Nza-Mpungu, Nzambi-a-Mpungu, Nzambi-Kalunga, Nzambi-Kabezya-Mpungu, Ndjambi-Karunga, Nza-Komba. Les Fanti et les Ashanti du Ghana ainsi que différentes tribus de la Haute-Guinée utilisent dans ce domaine les termes : Yampouking, Yankkunpung, Onyangkompung. Les termes ou préfixes nza, ndya, yam, yan, onyan désignent, dans différentes langues négro-africaines, la Nature. Par contre, les noms Mpungu, Kalunga, Karunga, Mpung ou Mpouking désignent « l’Etre suprême ». Ainsi, la combinaison des deux vocables se traduirait : « l’Etre suprême qui se manifeste et se déploie dans l’ensemble de sa création sous une forme androgynique, à travers son épouse éternelle la Mère-Nature ».
Dans les mythologies kongo de la création, le premier être humain apparait sous une forme androgynique (homme/femme), soit « nkissi » en woyo-kongo ou « mahungu » dans les dialectes d’autres sous-groupes kongo. D’après les conceptions cosmogoniques woyo-kongo et kongo, pour créer le clan, Dieu, le Grand-Maître de l’Univers, revêtit une forme féminine.
Le chercheur woyo-kongo poursuit : la Mère-Nature est constituée de trois règnes – minéral, végétal et animal. Le processus de gestation, très complexe et de nature mystique, de l’être humain s’effectue dans le sein de la Femme-Dieu – Ntshiento-Nzambi en woyo – pendant une période de neuf mois lunaires au cours de laquelle le fœtus est successivement doté d’éléments à base minérale, végétale, animale et, plus tard, des facultés cérébrales qui, le distinguant de la bête, l’assimile à Me-Nza-Mpungu, le Grand Maître de l’Univers, ordonnateur du monde créé. Ce processus de gestation de l’être pensant est régi par les lois du déterminisme cyclique de la vie, découlant elles-mêmes de l’économie des lois d’Harmonie Universelle.
Ntshiento-Nzambi incarne donc les forces génératrices, conceptrices et fécondantes de la Mère-Nature identifiée à la lune. De même que la Lune est l’épouse du Soleil, de même Ntshiento-Nzambi est l’épouse de la Lune. Il y aurait, selon Nguvulu Lubundi, une correspondance curieuse entre les cycles lunaire et féminin : 28 jours chez l’une et l’autre. Ce phénomène étrange expliquerait le fait que la faculté d’intuition soit plus développée chez la femme que chez l’homme.
Selon le chercheur woyo, l’homme doit donner structure et forme à l’idéal inspiré par Ntshiento-Nzambi. L’œuvre ébauchée par cette dernière doit être complétée par l’homme. Rien d’étonnant dès lors que la femme ait, au cours de l’histoire, assumé, tour à tour, les rôles de chef de clan, de chef de tribu, de reine, d’impératrice, voire de guide religieux (rôle qui lui reste dévolu encore aujourd’hui dans plusieurs sociétés traditionnelles africaines). Tous les grands Etats-Nations précoloniaux (empires du Mali, du Ghana, du Bénin, royaumes de Ngoyo, de Luango, de Kakongo, de Ngola, de Matamba, de la vallée du Zambèze, tshokwé, lunda, luba, etc.) n’ont-ils pas été créés par Tshiento-Nzambi ?s’interroge le chercheur. Pour Nguvulu, Ntshiento-Nzambi est source à la fois de bonheur et de malheur. En Afrique noire, elle incarne l’union du spirituel et du temporel. Elle est l’ombre terrestre de la Grande Mère Cosmique qui crée et régénère le monde.
C’est justement, conclut Nguvulu Lubundi, faute d’avoir pu percer, à partir de la seule « raison raisonnante », les énigmes qui entourent le phénomène de Ntshiento-Nzambi, de l’ « Eternel Féminin », que l’homme occidental s’est lancé dans des entreprises à caractère prométhéen, cultivant un individualisme forcené, parce qu’incapable d’apporter des réponses adéquates aux contradictions groupe-individu, nature-culture. D’où, selon lui, le caractère matérialiste, instable, traumatisant et violent de la civilisation occidentale de type patriarcal incarné par l’homo oeconomicus.

L’AFRIQUE NOIRE PEUT ENFIN PARTIR !

Je me souviens – oui, permettez qu'au terme de ce trop bref survol, je clôture mon propos par une anecdote. Je me souviens donc que, me rendant un matin chez le « Vieux » Nguvulu, que je n’étais pas loin de considérer alors comme mon maître à penser, je trouvai le patriarche plongé dans l’accomplissement de ses dévotions religieuses traditionnelles. Je le vois encore, de la fenêtre du salon où je m’étais installé pour l’attendre, virevoltant aux quatre points cardinaux, les bras enduits de kaolin tendus vers le ciel, psalmodiant des mots incompréhensibles en woyo, sa langue maternelle : en toute simplicité, le « Vieux » vivait ce qu’il disait et disait ce qu’il vivait...
Que conclure de son discours et surtout de la scène à laquelle j’avais par hasard assisté, sinon que le chercheur woyo-kongo nous invite à nous réapproprier notre identité culturelle, mieux : à nous réinitialiser à notre culture traditionnelle. Avant de nous lancer dans la quête d’une hypothétique renaissance africaine, il s’agirait, pour ce penseur exigeant, de retrouver notre véritable identité nègre enfouie dans notre inconscient, prisonnière d’une gangue culturelle aliénante qui nous empêche de voir ce que voient nos frères et soeurs du monde rural qui représentent, selon lui, la véritable personnalité et identité nègres et que nous croyions avoir plantés au bord de la route du progrès.
Il s’agit d’approcher ces derniers, de les écouter à travers un dialogue national institutionnalisé autour de la problématique du développement, en nous appuyant sur la personnalité et l’identité nègres dont ils demeurent, encore aujourd’hui, les dépositaires jaloux. Et, regardant tous dans la même direction, nous verrons enfin – ô miracle ! – notre entendement s’ouvrir à la vraie réalité africaine, qui, seule, devrait constituer le point de départ de la véritable renaissance de l’Afrique. Alors, alors seulement, l’Afrique noire pourra enfin partir!